Modney, le cœur et l’esprit
Un troisième album comme compositeur marque une nouvelle étape dans le travail du violoniste sur l’improvisation.
Modney @ Frank Heath
Le violoniste américain Modney fait partie d’une nouvelle scène new-yorkaise qui est un amalgame de personnalités issues de la musique contemporaine, du jazz et des musiques improvisées. Avec son nouvel album, Ascending Primes (Pyroclastic Records), il s’affiche comme un fer de lance de cette communauté dont l’hybridation pourrait produire une des musiques les plus fascinantes de notre temps.
- Modney @ Frank Heath
Modney, qui a désormais laissé tomber son prénom, vient de la musique classique. Originaire de la région d’Albany dans le nord de l’État de New York, il commence le violon à 4 ans avec la méthode Suzuki. Enfant, il est captivé par un dessin animé d’un personnage découvrant cet instrument avec, pour bande originale, Isaac Stern improvisant sur le concerto pour violon de Dvořák. Durant sa formation classique, il a pourtant du mal à cerner ce qu’est l’improvisation. « Je réduisais l’improvisation à la progression harmonique dans le jazz », dit-il. Il commence ses études universitaires à l’Ithaca College avant de s’installer en à New York en 2007 et de faire un master à la Manhattan School of Music (MSM) en discipline instrumentale contemporaine.
Durant ses études à la MSM, un moment crucial est sa rencontre avec le professeur et compositeur allemand Reiko Füting. Ce dernier lui donne l’opportunité de jouer avec le Wet Ink Ensemble, un groupe que Modney co-dirige actuellement. « La créativité était à un niveau supérieur et la musique jouée était celle qui me passionne, dit-il. Les compositions présentées lors de cette performance m’ont complètement bluffé et ouvert les yeux sur ce que pouvait être la musique contemporaine – un univers plus holistique ». Il considère les compositeurs en question (Eric Wubbels, Kate Soper, Alex Mincek et Sam Pluta) comme des influences majeures. En outre, Modney a un penchant pour la musique qui combine cœur et esprit, qui fait preuve de rigueur dans sa construction mais produit une réaction viscérale. Il cite Le Sacre du Printemps de Stravinsky comme un parfait exemple.
Son professeur lui recommande d’écouter l’album Kind Of Blue
En parallèle, le jazz entre dans sa vie alors qu’il décide également d’étudier la trompette. Son professeur lui recommande d’écouter l’album Kind Of Blue de Miles Davis et aussi Arturo Sandoval, entre autres. Peu à peu, il se rapproche de musiciens de jazz ou d’artistes qui se trouvent à la croisée du jazz et de la musique contemporaine. Tout commence avec le Mivos Quartet, un quatuor à cordes dont il a été co-fondateur à sa sortie de l’université et qui collabore avec le trompettiste Nate Wooley. « Son travail en solo ou au sein d’une formation m’impressionnait, explique-t-il. Il a une voix bien à lui et constitue une véritable source d’inspiration ». Lorsqu’il commence à enregistrer, le jazz n’est jamais loin car Modney a placé depuis longtemps l’improvisation au cœur de sa pratique. Son premier album, Engage (New Focus Recordings), comprend une composition d’Anthony Braxton et le deuxième, Near To Each (Carrier Records), inclut la saxophoniste Ingrid Laubrock, le pianiste Cory Smythe et la violoncelliste Mariel Roberts.
Cette année, il nous livre une météorite, Ascending Primes, qui accentue encore cette tendance. « Pour ce nouvel album, mon idée était de jouer avec des musiciens spécifiques », déclare-t-il. Smythe et Roberts sont présents, mais ils se sentent moins seuls : on remarque notamment la saxophoniste/flûtiste Anna Webber ou le cornettiste Ben Lamar Gay. En outre, Wooley et Pluta font également partie de l’aventure. Au total, une quinzaine de musiciens participent à l’enregistrement. Si les collaborateurs sont si nombreux, c’est que les cinq compositions qui s’étalent sur deux disques sont écrites pour des configurations différentes : solo, trio, quintet, septet et undectet.
la consonance du violon et du piano se percutent pour créer une extrême dissonance.
La présence de Webber n’est pas accidentelle. Son dernier album, Wince/Shimmer (Intakt Records), est centré sur l’intonation juste, un sujet au cœur des préoccupations du violoniste. « L’intonation juste a répondu à de nombreuses questions que je me posais et auxquelles ma formation classique ne présentait pas de réponse claire, explique Modney. À l’université, je composais des choses qui sonnaient bien au violon, mais terriblement faux au piano. Je ne comprenais pas ce qu’il se produisait et pensais que cela était de ma faute ». Alors que Webber évite le piano, un instrument reposant sur la gamme tempérée, Modney recrute Smythe pour son projet. D’une part, sa volonté d’explorer les extrêmes en termes de consonance et de dissonance n’exclut pas le recours à cet instrument « car la consonance du violon et du piano se percutent pour créer une extrême dissonance ». D’autre part, Cory Smythe utilise des artifices. Il dispose de claviers auxiliaires équipés d’enceintes qui lui permettent de jouer des quarts de ton. Ajouté à cela, un contrôleur MIDI avec un logiciel conçu sur mesure lui permet de faire des glissandos et de jouer n’importe quelle hauteur de note.
Il faut enfin absolument évoquer la pochette et le livret de l’album qui sont abondamment illustrés par des œuvres du peintre américain Ellsworth Kelly, Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres et Chevalier de la Légion d’honneur. « Pendant le mixage de l’album, j’ai abordé la question de la pochette avec mon producteur, David Breskin, explique le violoniste. Nous avons réfléchi à des artistes new-yorkais. J’ai songé aux cartes postales faites de collages de Kelly où le naturel, ou le culturel, et l’abstraction se juxtaposent. Ce mélange d’organique et d’inorganique correspondait parfaitement à ma musique ».