Entretien

Antoine Berjeaut

Rencontre avec le trompettiste à l’occasion de la sortie de « Wasteland » qui propose une musique aux confins de toutes ses expériences, où une électronique charnelle tutoie un jazz corrodé.

Jeune trentenaire, le trompettiste Antoine Berjeaut semble pourtant déjà avoir eu plusieurs vies musicales. Cet ancien pensionnaire du CNSM a participé aux créations collectives du Surnatural Orchestra comme à la Société des Arpenteurs de Denis Colin, où se croise la fine fleur du jazz hexagonal. Il a également joué avec des figures comme John Tchicai ou Tony Malaby. Parallèlement, il participe à des aventures électro avec Doctor L ou Jî Mob et crée des illustrations sonores pour la télévision (le générique de « Silex and the City » sur Arte notamment), le cinéma, ou la radio. Lauréat d’une bourse de la Fondation de France en 2012, il a fondé un groupe où l’on retrouve, entre autres, Jozef Dumoulin et Mike Ladd. Berjeaut propose avec « Wasteland » une musique aux confins de toutes ses expériences, où une électronique charnelle tutoie un jazz corrodé.

Antoine Berjeaut © Gérard Tissier

- Quelle a été la genèse de Wasteland, (ELU Citizen Jazz) ?

On avait envie l’envie commune, Mike Ladd et moi, de raconter des histoires fragmentées qui se télescopent pour former une narration musicale, qui défileraient le long d’un concert comme d’un disque, le tout entre écriture et improvisation. Nous voulions mêler la poésie à la mélodie, brouiller un peu les pistes entre jazz contemporain, hip hop indé et musiques électroniques. The Wasteland, de T.S. Eliott, a été notre point de départ pour ce voyage imaginaire, cinématique, chargé d’histoire : « Avril est le plus cruel des mois, qui fait sortir / Le lilas de la terre morte, mélange / Désir et souvenir, et trouble / Les racines inertes par ses pluies de printemps. / L’hiver nous a tenu au chaud, couvrant la terre d’une neige oublieuse, et nourrissant / Un peu de vie dans de secs tubercules. L’été nous a surpris, débarquant au Starnbergersee / A travers une averse ; on s’est arrêté sous les portiques, / Pour continuer, l’éclaircie venue, dans le Hofgarten, / Boire un café, et parler pendant une heure. (…)".

Ce poème est fascinant, sombre, mais finalement optimiste. Il traduit le chaos d’après-guerre, la folie que ça a pu engendrer. J’ai essayé d’adapter cette écriture littéraire sur le fil, ce côté fragmenté, pour l’adapter à la musique. J’aime les déroulements linéaires, l’instantanéité dans la composition, j’ai beaucoup de mal avec les formes circulaires. Mike a aussi ce côté fulgurant, il avance sans complexes… Bien qu’ayant écrit tous les textes, il a une capacité d’improvisation étonnante.

- Comment s’est formé le quartet autour de vous ?

On s’est rencontrés dans la Société des Arpenteurs de Denis Colin il y a six ans, Stéphane Kerecki était fixe dans la formation, Fabrice Moreau et Jozef Dumoulin remplaçaient de temps à autre. J’ai eu la chance de bénéficier d’une résidence d’un an au Comptoir, à Fontenay, où j’ai pu expérimenter beaucoup de choses sur plusieurs concerts, faire des rencontres sur scène, varier les sons avec des instrumentations et des formules différentes… Ce groupe est le résultat de ce laboratoire.

Stéphane et Fabrice se connaissent très bien, ils sont connectés en permanence dans le jeu. Il est très difficile pour un trompettiste de trouver le bon batteur… Fabrice a un jeu rond qui me permet de jouer un peu au-dessus, mais en même temps un groove original qui remet mon jeu en question à chaque instant en restant rythmiquement vigilant. Le cuivre résonne dans les cymbales - c’est important de trouver le bon équilibre. Quant à Jozef, il apporte une touche de folie, avec une énorme palette.

J’ai écrit ce répertoire sur mesure, en pensant à chacun. Pour le disque, j’ai choisi d’intégrer Julien Lourau car je savais que son jeu très souple donnerait encore plus de corps à la musique. Il a tout de suite saisi la direction que je voulais prendre. Je savais que l’alchimie prendrait sur le moment. Je ne me revendique plus du tout « jazzman » aujourd’hui, il y a trop de musiques différentes que j’ai envie de partager, mais j’aime garder cette approche intuitive de la musique.

- Vous parlez de votre écriture comme étant autant de rôles dévolus à vos comparses ; or Wasteland donne l’impression d’être un road movie… L’image est-elle importante dans votre démarche ?

Ces décors en friche (« wasteland ») m’inspirent ; ils sont à la fois vides et emplis d’histoire ; j’avais envie que l’auditeur se pose une heure et se fasse son propre film. J’ai porté beaucoup d’attention à la construction thématique, visuelle et temporelle dans ce disque.

J’ai eu la chance de rencontrer le compositeur Antoine Duhamel au CNSM. Il nous a rappelé que l’équation mathématique de la « musique à l’image » est fausse ; la superposition de la musique et de l’image ne doit pas créer deux plans, mais trois, (1 + 1 = 3) car la musique ne peut pas être figurative, faire double emploi avec ce que l’on voit à l’écran : elle doit apporter une troisième piste au spectateur qui, à travers son expérience, perçoit une autre vérité et doit comprendre encore autre chose que ce qu’il peut voir ou entendre. Cette approche m’interpelle, c’est simple mais ça me parle.

Antoine Berjeaut © Yann Bagot

- L’univers de Ladd vous était-il familier au-delà de ce qu’il a fait récemment avec des jazzmen ? Compte-t-il parmi de vos influences ?

J’ai rencontré Mike Ladd en studio chez Doctor L [1] avec qui je collabore. Il gravitait autour d’amis communs. Mais je connais son travail depuis mes 15 ans !

On s’est rendu compte l’autre jour qu’à mon premier voyage à New York en 95, j’avais acheté une mixtape de Tony Touch dans la rue par hasard et qu’il y participait déjà ! Je suis fan de hip hop indé, c’est à dire des labels comme Def Jux, Anticon, Leaving Records… Mike y figure comme un vrai défricheur. Il avait déjà écrit les belles heures de cette musique il y a vingt ans, et ce bien avant le retour récent de la « Beat Music » de Los Angeles, les Brainfeeders, Low End Theory etc.

Quant aux jazzmen d’aujourd’hui, ils ne jurent que par Jay Dilla… D’accord, c’est génial, mais tout de même : Madlib, Mike Ladd ou Antipop Consortium ont vraiment poussé la créativité plus loin, à mon sens. L’année dernière, avec Mike, on a fait une date à Saint-Ouen avec High Priest (d’Antipop), j’étais comme un gamin de jouer avec lui… J’ai dû écouter le disque Tragic Epilogue des milliers de fois, il date de 2000. Soyons juste, il a rarement été égalé.

- Qu’est-ce qui pousse un musicien passionné de hip-hop vers le jazz ? Quels sont les musiciens de jazz qui vous ont influencé pour Wasteland ?

J’ai découvert le jazz sur scène à un concert de Guru’s Jazzmatazz en 93 ; j’ai vu Donald Byrd, dont je n’avais jamais entendu parler ; il assurait un maximum avec sa trompette, alors j’ai voulu faire pareil ! C’est plus tard que j’ai acheté ses disques Blue Note - j’étais attiré par ses pochettes.

- Vos comparses étaient-ils également familiers de ces musiques ?

Je ne pense pas qu’ils les écoutent, mais quand j’entends la main gauche de Jozef, je pense tout de suite à une « instru » de Flying Lotus ou de Prefuse 73 ! Peu importe, c’est bien aussi de laisser les choses se faire. Les références directes brident la créativité ; produire un son copycat, « à la manière de », ne m’intéresse pas. C’est en confrontant toutes ces influences que j’arrive à avancer. Par exemple, Julien Lourau a une vision des choses différente. Il a vécu longtemps à Londres ces dernières années. Il connaît bien la scène qui entoure Gilles Peterson, et son approche du jazz, celle qu’il a développée dans le Groove Gang par exemple, m’avait décomplexé, à l’époque. A côté de cela, Fabrice vient de la pop, il a bien intégré le jeu binaire. Il le joue à sa sauce, et ça marche parfaitement avec ce que j’entendais.

- Vous n’avez pas peur d’être confiné à l’étiquette hybride du jazzman qui fait de l’électronique ?

On pourrait faire une interview entière là-dessus ! Le jazz n’est pas ma base, on a grandi avec des musiques différentes, des iTunes avec 40 gigas ! Ce n’est pas, chez moi, une envie de lancer des projets hybrides, c’est juste ce que je sais faire, simplement et honnêtement.

Plus jeune, je courais acheter les derniers disques Warp en même temps que je découvrais le Liberation Music Orchestra, ce n’est pas une histoire de « mode ». J’ai dû « étudier » le jazz pour le jouer, c’est une démarche qui est devenue une passion, mais l’histoire de la musique électronique s’écrivait sous nos yeux, c’était plus familier, plus naturel au quotidien d’aller voir ce qui s’y passait. Acid jazz, nu-jazz, glitch, grime, dubstep, trap music… Sans être négatif, ce sont des étiquettes de journalistes ou de rayons de disques destinées à faire vendre - peu importe ! Si le son est bon, le reste ne m’intéresse qu’à moitié. Ce sont les musiciens, les producteurs, les DJ’s qui écrivent l’histoire, pas les musicologues.

- Qu’est-ce qui a changé depuis les années 90 vis-à-vis de ce cousinage, pour vous ?

En 90 j’étais spectateur donc je peux pas me prononcer ; en revanche, je peux dire ce qui a changé pour moi depuis que j’étudie sérieusement l’histoire des musiques électro-acoustiques (notamment au conservatoire du XXe avec Octavio Lopez). J’ai pu fouiller un peu dans ce qui se faisait avant les années 90, justement. Aujourd’hui je préfère écouter Wendy Carlos que le dernier Autechre, un bon vieux « Lifetime » de Tony Williams que le dernier Roy Hargrove. Je commence peut-être ma mutation de « vieux con », qui sait ?

Je vois l’histoire des musiques actuelles comme un ressac. Tantôt ça avance de dix ans, tantôt ça recule d’autant. Depuis que je suis né, au début des années 80, la musique « mainstream » que j’entends à la radio a d’abord imité celle des années 70 puis des années 80, 90… en ce moment c’est la nostalgie des années 2000. Je viens de voir un double lecteur de cassettes à 300 euros dans une vitrine de magasin super branché ! Quand on pense qu’un des groupes qui vendent le plus chez les jeunes s’appelle « 1995 » en hommage au rap de ces années-là, ça en dit long non ? Qu’est-ce que les jeunes musiciens des années 2020 retiendront des années 2010 ?

- Dans le livret, on découvre des photos de lieux post-industriels où la nature a repris ses droits. Pourquoi ce choix ?

J’ai pris ces photos lors d’un voyage en Lituanie il y a quelques années, sur la presqu’île de Kaliningrad, après un concert à Riga avec Yves Dormoy et Rodolphe Burger. On est partis à deux voitures sur des routes qui n’existaient pas sur les cartes… Absolument rien n’y avait changé depuis la chute du Mur ! Le temps s’était arrêté : on y croisait des télescopes espions géants planqués au milieu de la forêt, tournés vers l’Ouest et laissés en friche par les Russes après la Guerre froide. Mais aussi, en vrac, des HLM entièrement vides entre deux églises orthodoxes monumentales, des prisons réaménagées en lofts d’artistes, etc. C’était très mystérieux, avec la brume par dessus ; j’ai voulu retraduire cette ambiance particulière dans le disque et la narration de Mike collait à 300%.

C’est votre premier album sous votre nom, mais vous avez collaboré avec Denis Colin et surtout le Surnatural Orchestra. Qu’est-ce qui pousse à entamer un voyage intime comme Wasteland ?

J’ai envie de dire « Il était temps », non ? J’adore partager la musique des autres, être au service de quelqu’un. J’ai eu la chance de partager une aventure humaine et musicale de dix ans avec le Surnatural Orchestra - aventure qui se poursuit, d’ailleurs. J’ai également pu travailler avec de fortes personnalités, de vrais créateurs, au-delà du cadre de la musique, comme Matthias Langhoff, Camille Boitel ou encore Rodolphe Burger. Ceux-là savent imposer une esthétique puissante, et on s’en inspire ; mais il y a toujours un moment où l’imaginaire personnel prend le dessus. Il faut alors savoir lâcher du lest. C’est le moment de se lancer dans ses propres projets, pour assumer ses choix librement, et aussi se dévoiler un peu plus.

Il y a peu, j’ai lu une interview de Dave Douglas dans laquelle il explique qu’il monte et enregistre de nombreux projets différents faute de pouvoir enregistrer le disque qui lui ressemblerait totalement. J’adhère complètement à ça. Il faut se lancer, et les choses se font avec le temps. J’ai mis longtemps à le comprendre.

J’aime le groove, les tourneries mais aussi les atmosphères intimistes, impressionnistes. J’ai beaucoup écouté Paul Motian, et Enrico Rava, qui a été mon professeur à Sienne. J’avais le sentiment que c’était conciliable avec Wasteland, du moins c’est l’idée que j’ai essayé de faire passer à travers ce disque. 

Antoine Berjeaut © Gérard Tissier

- On envisage la musique différemment lorsqu’on ne la crée pas collectivement ?

C’est une chance de pouvoir pousser une idée jusqu’au bout et de se sentir soutenu par un groupe soudé. J’ai une confiance absolue en tous les musiciens de ce groupe, c’est rare, et ça m’aide à écrire de la musique plus personnelle.

Je ne crois pas vraiment à l’écriture collective totale, même dans des groupes sans leader comme le Surnatural Orchestra. Il y a toujours quelqu’un pour apporter une idée, un concept de composition, d’écriture ou d’improvisation, et les soumettre au groupe. Ça part de quelque chose de précis, de concret. Le tout est de savoir quelle marge on laisse aux autres. C’est un dosage complexe. J’ai revu des concerts de Miles en 73… Il joue de manière assez minimale : quand il part, tout le monde se met à « envoyer ». Il laisse faire, puis recadre lorsqu’il revient au cœur du jeu.

On peut comparer le jazz à un jeu de rôle, cette idée me plaît. J’ai participé à un « Cobra » avec Quentin Sirjacq l’année dernière. C’est un système d’impro générative créé par John Zorn avec des cartes. C’est exactement ça ! Il y a même une carte « complot dans le groupe »… C’est effrayant ! De la même façon, on a participé avec le Surnatural a plusieurs espaces de « jeu » interactif, l’Humanophone Utopique, avec les Vibrants Défricheurs à Rouen, mais aussi la Machine à jouer de Camille Boitel… Jouer de la musique c’est avant tout partager un espace commun.

- Avez-vous d’autres envies, après Wasteland ?

Dans un premier temps, jouer davantage avec ce groupe sur scène. Et surtout, trouver un tourneur qui s’en occupe, car j’arrive un peu en bout de course côté administratif, avec la réalisation du disque. J’ai envie de faire jouer Wasteland. Par ailleurs, le travail en studio avec Seb Miglianico, mon ingé son, il m’a donné plein d’idées. J’aimerais aller plus loin dans le traitement électronique des sources acoustiques, l’écriture en collage… Exploiter le studio comme outil créatif et moins comme outil au service de la musique.

Sur le premier morceau, « Slow Motion », on a fait compresser le Rhodes sur le kick de la batterie en Sidechain. Ça donne un effet de pompe à l’oreille, assez troublant, j’ai rarement entendu des disques de jazz « acoustique » avec ce type de production, comme on en entend couramment dans la musique électronique. Il reste plein de choses à faire, c’est un champ ouvert où de belles choses s’annoncent.

J’ai d’ailleurs prévu la sortie d’un EP de remix du disque à la rentrée. On y retrouvera Ji Dru, Sandra Nkake, Simbad ou encore Neil Charles. Un des morceaux a été sélectionné pour une compile numérique de Paris DJ’s. Il est disponible chez Beat-Port pour du mix. J’aimerais développer plus de passerelles entre ces différents univers. Quand je vois Doctor L travailler un après-midi entier sur le son d’un kick de batterie, je me dis que j’ai beaucoup à apprendre de la rigueur de ces musiques.

par Franpi Barriaux // Publié le 23 juin 2014

[1Liam Farrell, Irlandais installé en France depuis plus de trente ans. D’abord batteur dans des groupes de punk-rock, il est devenu un producteur réputé. Ce pionnier du rap français a notamment collaboré avec Tony Allen, Rodolphe Burger ou Assassin. Antoine Berjeaut a participé à son album The Great Depression, sorti en 2011.