Scènes

Bordeaux Jazz Festival 2005

Une sacrée cuvée !


On aurait aimé assister à tous les concerts donnés dans la Halle des Chartrons, au cœur du quartier des entrepôts, non loin de la Garonne, du célèbre CAPC (musée d’art contemporain des Entrepôts Lainé) et de la base sous-marine.

La Halle des Chartrons est maintenant parfaitement identifiée comme le lieu du festival, un endroit convivial où les gens sont non seulement invités à écouter des concerts, mais également accueillis. Plus que des spectacles et de la musique, l’équipe organisatrice (professionnels et bénévoles) partage un désir, une envie d’être ensemble, une soif de rencontres et de débats. Il y a aujourd’hui un « état d’esprit BJF » qui allie passion, compétence et professionnalisme : ce résultat, obtenu en seulement cinq ans, est assez rare pour être remarqué.

Par sa forme, ses dimensions et son acoustique, cette salle restitue parfaitement la qualité des concerts, proposés pour un prix exceptionnellement modique - 5 Euros ! - par la volonté du directeur, Philippe Méziat. L’équilibre financier du festival, qui n’a pas toujours de lien direct avec la qualité artistique, était bien la préoccupation majeure des organisateurs avant la semaine décisive. Le public bordelais, qu’il n’est pas facile de sortir des échoppes et de leur jardinet, a heureusement suivi, et certains concerts (Youn Sun Nah 5, l’African Flashback de Sclavis-Romano-Texier + Le Querrec toujours au premier rang ) ont refusé du monde... et s’il est évidemment rageant de refouler le public, la contemplation d’une salle remplie apporte aux organisateurs une récompense méritée.

BJF 2005, deux jours de concerts

  • Vendredi 11 novembre

Le soleil d’Austerlitz brillait sur cette journée d’Armistice, contrairement à l’année dernière où, par un vrai temps de saison, la version intégrale de l’Armistice 1918 du pianiste américain Bill Carrothers avait engendré une vive émotion.

Arrivée rapide aux Chartrons, en tramway, depuis la gare de Bordeaux St-Jean, aux Quinconces (splendide réussite de la... Connex). Après le cours Portal (eh oui...), la halle accueillante ouvre son espace pour un concert populaire, enjoué et humoristique de Pierre « Tiboum » Guignon, François Rossé & François Thuillier. Ce trio délivre une musique belle, drôle, enlevée et festive... qui ravit le public de ce vendredi après-midi. François Rossé est bordelais, pianiste et compositeur contemporain de grand talent, trop peu connu encore : il joue avec Sylvain Kassap à « Jazz à Luz » et sait s’adapter à un programme plus « classique ». François Thuillier est un des tubistes français les plus marquants, et il était émouvant de voir au premier rang Marc Steckar, le fondateur du « Tuba pack » venir saluer son jeune collègue. Toute une tradition et un renouvellement d’un instrument mésestimé, sans doute considéré comme trop volumineux et trop souvent associé aux seules fanfares et harmonies. Mais ce serait sans compter avec le duo Guignon-Thuillier : quand Tuba rencontre Tiboum, s’ensuit « tubaboum » et ce tuba boum sonne drôlement bien ! Pulsation et chanson, mélodies traditionnelles, jazz et java.... le chant de Tiboum, les drôles de bruit de bouche de Tuba et le piano bien intégré et pas du tout tempéré de François Rossé font le reste.

François Thuillier © H. Collon

Sans avoir vraiment le temps de souffler, on s’envole déjà avec Marc Ducret dans son ULM que commande avec science François Corneloup, drivé par un jeune batteur anglais, ayant joué avec Django Bates, partisan de « l’entente cordiale » puisqu’il répond au nom de Martin France. Une musique très écrite au gré de certains... qui reprocheront dès lors un programme trop serré. Mais nous apprécions pour notre part la guitare agile de Marc Ducret : la disposition du set donne alternativement l’avantage au guitariste - qui relance avec délectation - ou au baryton, qui contrôle magistralement. Très concentré sur ses partitions, le batteur assure l’équilibre : une joute franche, entraînant des prises de paroles bien dosées et un son saturé comme nous les aimons... un ensemble savant et pourtant chaleureux, une organisation collective à trois voix, basée sur la dynamique, très attentive aux rythmes et aux pulsations.

Marc Ducret © H. Collon

Le vendredi soir, s’enchaînait un double programme, aussi généreux que contrasté.
Un trio d’improvisation pure, fort attendu des passionnés des musiques actuelles, le Flowers trio de Ramon Lopez avec Joëlle Léandre et Sophia Domancich, nous offrit de beaux morceaux de bravoure, audacieux ou furieusement lyriques, selon les instants : un enchaînement de pièces musicales tendues, sur lesquelles la contrebassiste et le batteur - totalement survolté - faisaient assaut de sentiments exacerbés, combinant une rigoureuse exaltation, une justesse dans la démesure et un indéniable comique théâtral, parfois surjoué par cette coquine de Joëlle Léandre.
Seule Sophia Domancich rétablissait l’équilibre et ramenait ses turbulents camarades vers plus de raison... folle, les brillants improvisateurs du Flowers ne se fixant pas de limites.

Ramon Lopez © Dominique Vérin

Un duo étincelant, de toute beauté, clôturait la soirée : celui formé par Eugene Chadbourne et Paul Lovens... un vrai feu d’artifice de Fête Nat’ ! Il est cependant difficile de faire plus américain qu’Eugene, qui chante en s’accompagnant au banjo ou à la guitare, et en trafiquant ses amplis. Il peut tour à tour s’égosiller ou chuchoter, s’époumoner ou gazouiller... il se livre à un véritable exercice de déconstruction du folklore de son pays. Il connaît tous les airs populaires, avec une prédilection pour ceux de la contre-culture. Un barde rugissant, pas vraiment du genre Dylan, mais plus apte à mettre le feu que son légendaire aîné... même sur une reprise du « Beat it » de Michael Jackson, chanté d’une voix de tête, gentiment nasillarde... Eugene Chadbourne est soutenu, appuyé, porté (et il fait pourtant son poids) par un batteur hors norme, mais pas vraiment orthodoxe, Paul Lovens. Sa caisse claire est à elle seule un poème... comme est unique sa manière de tout laisser tomber en même temps sur cette chambre de résonance : il est désopilant, fracassant, allumé de façon saine, et si drôle ! Si certains batteurs balancent leur attirail comme du haut d’une armoire, Paul Lovens joue à hauteur, posé à plat sur une sorte de tabouret, avec un matériel des plus rudimentaires. Le programme s’intitule « Me And Paul », du nom d’une chanson de Willie Nelson, idole inusable de la country music, et les deux musiciens poursuivent depuis des années une fascinante aventure (nous les avions entendus au formidable Printemps de Nîmes 2002 de Nicolle Raulin, le dernier du genre). Ils savent donner à tous l’envie de ne pas voir s’arrêter leur musique.

Eugene Chadbourne © H. Collon
  • Samedi 12 novembre

A 18 heures, le concert Soffio di Scelsi, découvert en mai dernier dans sa création marseillaise, au théâtre de la Minoterie, apportait un souffle d’éternité avec un trio superbe composé de Jean-Marc Foltz (cl, bcl), Bruno Chevillon (cb) et Stephan Oliva (p). Chacun des musiciens disposait en outre d’une panoplie impressionnante d’accessoires divers, créateurs d’effets... percutants. Le plateau avait de quoi rendre fou les photographes... au premier rang desquels Guy Le Querrec, qui retardait le moment de prendre le chemin de la radio pour présenter le concert du lendemain « African Flashback ».

Bruno Chevillon © H. Collon

Bruno Chevillon, que l’on a pu entendre lire les poèmes de Pasolini en italien dans son programme « la rage sublime », était visiblement aux anges dans cette nouvelle formule qui permet de rendre hommage au compositeur contemporain Giacinto Scelsi, si peu académique qu’il considéra jusqu’à son dernier souffle (le 8 août 1988) le son comme la force cosmique essentielle. Installé à une table, à la lueur d’une lampe, le contrebassiste lit des extraits de ce compositeur inspiré par la musique du monde et le souffle de l’univers, qui voyait des couleurs diverses (jaune et rose) animer l’atmosphère, un peu à la manière des voyelles rimbaldiennes... une alchimie du son, et non plus du verbe.

En travaillant sur le son à leur manière, Jean-Marc Foltz, Stephan Oliva et Bruno Chevillon improvisent une suite en treize parties qui se réfère au maître de façon très libre : les sons épais, « vivants », en perpétuel déplacement, les glissements de l’intonation, les sonorités mystérieuses (cloches, percussions) ou transformées par diverses techniques, renvoient à l’idée centrale des « rythmes profonds surgissant du dynamisme vital ». Sortant d’une violence parfois inouïe - quand Chevillon assène comme avec rage des coups de mailloche sur ses deux caisses claires - on entre dans le plus délicat des chuchotements avec la clarinette basse de Jean-Marc Foltz, souligné par le contrepoint d’Oliva, toujours juste et bienvenu. Il aurait fallu demander au public de ne plus respirer, de retenir son souffle pour mieux goûter à l’enivrante beauté de ses pièces difficiles, dosées au plus juste par l’excellent ingénieur du son du Studio La Buissonne Gérard de Haro et de feu le lable Sketch, le quatrième élément indispensable du trio.

Bordeaux fut également un festival Domancich (Sophia). Philippe Méziat lui avait en effet donné carte blanche en toute confiance : après le superbe Pentacle en quintet, elle se livre deux jours plus tard aux transes du « Flower trio », puis à une expérience électro cherchant à concilier un instrument acoustique, le piano, avec un environnement sonore électro-acoustique. Elle était accompagnée pour cet « Electro libres » de Raphaël Marc, créateur d’univers sonores avec qui elle a composé « De 3h à 5h » pour Alla Breve, émission de France Musique. « L’improvisation et les techniques de transformation du son en temps réel sont rejointes et complétées par des séquences électroniques à partir desquelles sont composées certaines parties instrumentales ». En exergue, une phrase de Heinrich Heine, sur la musique de Robert Schumann : « Comme le baiser de sa bouche qu’un jour elle me donna, à une heure merveilleusement douce ».

Sophia Domancich © H. Collon

Son complice n’est peut être pas absolument indispensable à certains moments... mais Sophia Domancich tire une nouvelle expérience de ce solo paradoxal,où se produisent "d’improbables moments pendant lesquels notre perception s’aiguise et nous entraîne au-delà des apparences, là où les sons et les images prennent un autre sens ; réminiscence ou mouvement de l’imagination... » Et on préfère assurément Sophia quand elle se livre sans retenue à son piano et donne alors de la voix. Elle parle plus sûrement qu’avec des mots, et tout cet univers contenu, ce « soleil noir de la mélancolie » qui semble l’habiter, nous envahit... surtout quand elle termine par Schumann.

Pour clore ce samedi ombreux et froid, la chaleur d’un groupe qui remporte du succès où qu’il se produise en France... et provoque le délire en Corée. C’est le Youn Sun Nah 5, dont nous avons déjà écrit par ailleurs tout le bien que nous pensions de l’album « So I Am ». Et si, en janvier, le quintet sort un nouvel album, nous serons au rendez-vous, prête à suivre l’évolution de ce groupe prometteur. La jeune Coréenne a une puissance vocale qui n’a d’égale que son charme et sa pudeur. Loin de l’archétype de la chanteuse pour club de jazz. Elle possède une voix, un vibrato impressionnants, et joue à égalité avec ses camarades, parmi lesquels le pianiste Benjamin Moussay et le vibraphoniste David Neerman, qui impulsent une telle énergie que le public est conquis, comme enivré, applaudissant debout pendant plusieurs rappels.

Youn Sun Nah © Dominique Vérin

Le Bordeaux Jazz Festival, qui s’intègre dans le cycle de manifestations NOVART (un mois d’expression contemporaine à Bordeaux, clin d‘œil au mythique Sigma) nous a offert un programme ébouriffant, démontrant s’il en était besoin, que le jazz conserve une extraordinaire vitalité et que le public répond à l’appel, ouvert à toutes les propositions... à condition qu’elles lui soient présentées de façon pertinente. Les derniers mots seront pour le responsable de cette fête musicale bordelaise, Philippe Méziat :

« Nous avions tissé une programmation finalement très variée, qui offrait au public un panorama assez complet des tendances les plus vives de la scène jazz d’aujourd’hui. Cette proposition a été comprise, entendue, suivie, les artistes se sont montrés à la hauteur de ce que nous attendions, et le public a été assidu, diversifié et fidèle. Nous avons eu une fréquentation dense, en hausse très nette encore par rapport à 2004. Le « Bordeaux Jazz Festival » est maintenant un événement de dimension nationale, un projet artistique et culturel structuré et cohérent. »