Chronique

Rodrigo Amado Motion Trio + Alexander von Schlippenbach

The Field

Rodrigo Amado (ts), Miguel Mira (cello), Gabriel Ferrandini (dms) + Alexander von Schlippenbach (p)

Label / Distribution : NoBusiness Records

Dix ans après un premier album en compagnie du tromboniste Jeb Bishop, les Portugais du Motion Trio, emmené par Rodrigo Amado, renouent avec l’invitation d’une figure totémique de nos musiques. En 2017, le saxophoniste et ses compagnons Gabriel Ferrandini à la batterie et Miguel Mira au violoncelle s’étaient enfin retrouvés seuls, ensemble, pour un disque qui célébrait cette rythmique particulière qui doit beaucoup au jeu très rêche de Mira. Mais le Motion Trio est un orchestre de rencontre, une formation souple et fluide prête à tout pour accueillir l’univers d’un musicien et venir sur son terrain, déterminer un champ d’entente et de brassage, fût-ce un champ de bataille. Et c’est sur ce Field que le trio a invité Alexander von Schlippenbach en 2019 à l’occasion du Vilnius Jazz Festival. Un musicien qui, de l’aveu même de Rodrigo Amado, compte parmi ceux qui l’ont le plus influencé.

On le constate dès le départ de ce concert enregistré en une longue pièce unique. Le ténor du Lusitanien caresse d’abord le jeu puissant du pianiste, dont la main gauche est toujours aussi dévastatrice. Ce qui est intéressant, dès le départ, c’est la grande synergie qu’on découvre dans le dialogue entre Miguel Mira, plus que jamais pivot de l’orchestre, et un piano qui borne son espace. Les routes sont tracées, tout de suite et sans attendre, les sillons sont profonds et vont s’éroder à mesure que le ton s’échauffe. Il ne faut pas longtemps à Amado pour se chauffer à blanc. La rage éclate au bout de cinq minutes et ne semble pas descendre ; Gabriel Ferrandini use de tous ses tambours pour ajouter à la tension, Schlippenbach se retranche dans ses basses. Le Motion Trio, apôtre du mouvement, avance tout droit jusqu’à la prochaine plage d’accalmie. C’est la main droite du pianiste qui l’installe, forçant le batteur à se saisir davantage des cymbales quand le violoncelle reprend un travail souterrain. Tout semble se dérouler sans autres accrocs que les frottements nécessaires à l’énergie déployée.

Rodrigo Amado est proche de Joe McPhee, et cela se perçoit dans la gestion des temps faibles, dans cette façon de ménager des instants presque silencieux où le saxophone avance à pas traînants, comme pour inspecter une machine prête à repartir à fond de train ; ça ne manque pas évidemment. Lorsque le Motion et son invité s’élancent de nouveau, c’est dans un magnifique ostinato qui bouscule tout sur son passage. L’anguleux Amado se heurte sans acrimonie à un pianiste qui sait parfaitement ce qu’est l’intensité. Elle est immense à la moitié du morceau, qui est aussi son point culminant, un sommet dont la formation ne redescendra pas immédiatement, s’offrant même des pics sporadiques, notamment dans de soudains éclats de Ferrandini qui tranchent la fusion progressive du ténor et du piano. On pouvait imaginer sans peine que l’invitation de von Schlippenbach ne pouvait qu’être excitante. C’est un magnifique témoignage auquel nous convie NoBusiness Records. De ceux qui traversent le temps et comptent dans une discothèque.

par Franpi Barriaux // Publié le 24 juillet 2022
P.-S. :