Chronique

Carlo Actis Dato & Enzo Rocco

Domestic Rehearsals

Label / Distribution : CD Baby

Carlo Actis Dato et Enzo Rocco sont des figures importantes et originales de la scène italienne, notamment parcen que leur expérience musicale va du duo aux grandes formations (octet, nonet, tentet…). Originaux, ils le sont aussi par leur conception du jazz - point de standards dans leurs disques respectifs, ni dans ce premier album ensemble. Quel intérêt, en effet, à jouer ce que l’on sait par cœur ? Ce refus d’envisager la musique comme le résultat d’un apprentissage peut paraître présomptueux, car on imagine aisément qu’ils sont eux-mêmes passés par les bancs de l’école, de la rue ou de la scène, et qu’ils ont ingurgité des grilles d’accords. Mais pour comprendre cette position, il faut savoir qu’au bout d’un certain nombre de décennies, ces deux-là improvisent la musique comme nous improvisons une discussion : de manière spontanée. Par ailleurs, quand on ressent une telle réticence face aux standards, c’est forcément pour ne faire aucune concession au bon ou au mauvais goût, donc jouer coûte que coûte sa propre musique.

Celle-ci peut sembler d’un abord difficile, mais on a tout intérêt à surmonter cette première impression pour l’envisager à l’aune de ce que souhaitent Dato et Rocco : qu’elle soit l’expression brute de leurs « discussions », une sorte de prolongement de la vie. D’ailleurs, ils verraient certainement dans ces préliminaires des bavardages inutiles… Aussi entrons dans le vif du sujet.

Domestic Rehearsals, ce sont avant tout neuf pièces - quatre signées par Enzo Rocco, cinq par Carlo Actis Dato - on n’en attendait pas moins de la part de musiciens qui revendiquent haut et fort une musique très personnelle - véritables dialogues qui, lorsqu’elles commencent à l’unisson, (« Ordinary Bus », premier morceau de l’album), élaborent la structure parabolique de l’ensemble ; ce motif revient régulièrement, de manière souvent discrète et parfois inattendue, en pleine conversation. Qu’ils papotent ou ferraillent, tous deux s’expriment abondamment, font entendre leurs arguments, leurs désaccords, leurs coups de sang, s’invitent l’un l’autre à se resservir du vin… et terminent à l’unisson « Enoteca ». L’auteur de ces lignes, qui les a suivis pendant quatre jours à raison de deux prestations par jour, et qui n’est pas lui-même musicien, a été convié à ces échanges francs, amicaux, drôles et généreux. Des discussions où les voix se mêlent, comme sur la longue introduction d’« Obbaritono ‘nnammurato » où le saxophone « barytone » en solo jusqu’à se muer en guitare électrique. Et quand celle-ci prend le relai pour de vrai, avec un son folk presque Midwest, on pense à une parodie de Delivrance et son fameux duel de cordes. Il y a en effet beaucoup de clins d’œil, d’humour et de provocation dans cette musique sérieuse et généreuse.

De manière peut-être plus classique, pour bon nombre de morceaux, Carlo Actis Dato assure la basse à la clarinette basse ou au baryton pendant qu’Enzo Rocco fait parler sa guitare, et réciproquement. C’est le cas notamment de « Keffah ? », superbe balade composée par Rocco qui, teintée d’influences folkloriques, voire circassiennes, offre une belle mélodie et de superbes chorus, tant à la clarinette basse qu’à la guitare. Citons également « Ode to Henry Chinaski » et son pas lourd de marche funèbre. Qui aura le mot de la fin ?