Tribune

Carnet de bord : Rhizottome au Japon - 6

Rhizottome en résidence à Kyoto


Photo Franpi Barriaux

Le lundi, nous voilà partis pour Tokyo, en Shinkansen à tête de dragon. Naohito Koike, le producteur - entre autres - de la joueuse de satsuma-biwa Kakushin Nishihara, nous propose d’y jouer pour un mariage. Ou plutôt, pour un mariage arrangé : l’inauguration d’un complexe de mariage totalement occidentalisé, enserré de petites maisons à faux colombages. C’est pour Matthieu la première fois qu’il vient à Tokyo.

Finalement, la ville n’est pas si dépaysante que cela puisque nous passons la journée dans un village de Bavière, avec lustres et salle de réception pleine de froufrous. Nous y accompagnerons les mariés factices ouvrant le bal et jouerons ensuite quelques morceaux de notre répertoire pour des gens enthousiastes. Un monsieur danse la salsa sur les mazurkas, c’est parfait. La fin de soirée arrosée des convives nous permet même, enfin, d’apprendre quelques grossièretés dans la langue du pays ; pas de choc culturel sur ce plan-là.

Naohito et son ami designer nous invitent ensuite dans leur bar, ainsi que dans un restaurant de sumos, puis dans d’autres endroits tenus par eux secrets, dans lesquels nous rencontrons des personnalités très inspirantes. Ainsi, un jardinier ivre s’endormant lascivement sur le coin d’une table nous délivre à son insu le titre provisoire de l’album issu des collaborations en terre nipponne : niwashi no yume / le rêve du jardinier. Fulgurance. La nourriture est délicieuse, autant que la musique ; en grands passionnés les deux camarades joyeux et complices mixent eux-mêmes leur soirée, essentiellement avec des vinyles tous plus étonnants les uns que les autres. Rock, free jazz, musique brésilienne pointue, new wave étrange... Naohito est un personnage étonnant, efficace, de confiance et enthousiaste, un ami proche de Gaspar Claus par qui nous le connaissons. Son rêve du moment est de faire venir Brigitte Fontaine au Japon. Nous l’y encourageons vivement, ainsi que de penser l’idée d’un plateau commun avec elle et Kazuki Tomokawa.

Le lendemain, notre journée off à Tokyo nous permet d’aller sillonner Akihabara, le quartier « électrique ». Les traditions vont bien cinq minutes, on n’en est pas moins geek pour autant. Tandis que certains se demandent s’ils vont être obligés d’acheter, de télécharger ou pas une mise à jour, de partager toute leur vie avec la NSA ou bien encore de jeter leur ordinateur fonctionnel faute de compatibilité, nous sommes assez fiers de pouvoir réaliser quasiment tous les textes, traitements graphiques, transferts de serveur, mixages, vidéos et autres productions de Rhizottome avec Linux.
Fermeture de parenthèse partisane, et shopping donc. Mais attention, pas de procès en futilité ! A part quelques déguisements et perruques cheapissimes, les achats sont plutôt en lien direct avec ce qui va suivre : pied de caméra, composants électroniques pour un nouveau prototype de talkbox, pince flexible discrète pour sonoriser le koto etc... Retour en train-dragon, tout aussi rapide que l’aller.

bon bon bon - crédit photo Takibi /Yozo Yoshino / Tsutomu Yabuuchi

L’édition kyotoïte de la Nuit Blanche approche. De retour dans l’ancienne capitale, nous recevons Reiko à la Villa pour une bonne séance de travail. Elle change son accordage sur Veine/Myaku - plus aigu -, nous fait travailler sa pièce Tsugikiri, puis nous affinons ensemble les parties du « Rokudan no Shirabe » jouées au précédent concert avec elle. Nous sommes dans nos petits souliers, proposons d’ajouter « Harry Van Der Guild » au répertoire commun. La liste des morceaux se met en place. Tout est filmé et enregistré, encore. Cela devient systématique, en espérant ne pas être trop intrusifs. Peut-être que de ces séances émergeront des plages du disque à venir... En tout les cas, c’est utile aujourd’hui car un autre ami entre scène : le fameux Ryotaro Sudo, manager d’UrBANGUILD et lui aussi accordéoniste. Un accordéon bien différent de celui d’Armelle cependant, énorme, avec un clavier de piano et surtout une panoplie de sons électroniques à faire trembler les anches du diato. Entre synthés des années 80 et basses souterraines qui surgissent d’on ne sait où, nous nous attendons à de belles surprises. Il arrivera sur le lieu du concert peu de temps avant de jouer le lendemain, étant encore en Corée pour une performance. Il faut donc lui envoyer la musique très rapidement. Sitôt la répétition finie, le programme est rédigé, les morceaux sont mixés et transférés. Tous ces ordinateurs marchent rudement bien, dites donc...

Rhizottome Shimogamo - - crédit pied de caméra

Un vrai groupe de rock ! Deux accordéons de chaque côté de la scène en guise de guitares ! Un koto à la place de la batterie. Et un petit saxophone comme chanteur. La salle ne sent pas la bière, elle respire plutôt la spiritualité. Car c’est sur la scène sacrée du temple shinto Shimogamo que nous jouerons. Cette comparaison ne tient donc définitivement pas debout, mais nous espérons que notre répertoire, oui. Et ce nouveau groupe nous plaît. Nous nous regardons tous confiants sur le petit chemin menant à la scène, faisant quelques blagues à propos de ce quartet improbable, cherchant à savoir de quelle époque nous pourrions bien sortir. Ryotaro opte pour 1985, tandis que Matthieu doute vraiment de l’utilité de porter un haut de kimono pour l’occasion ; mais il est trop tard et il faut monter sur scène.
Shimogamo est un des plus vieux temples shinto de la ville, et c’est un grand honneur que de pouvoir faire sonner l’endroit. Les pièces calmes et assez contemplatives alterneront avec des improvisations parfois bruitistes, électroniques, spontanées. Reiko sort deux clochettes cachées dans sa manche, on retire le bec du saxophone, la talkbox est de sortie. Peut-être que nos collègues japonais se sentent moins à l’aise que nous, qui connaissons peu leur rapport à la spiritualité. En tout les cas rien de blasphématoire apparemment (mais cette idée existe-t-elle ici sous cette forme ?). Le public est une nouvelle fois au rendez-vous, la chaîne ABC relaie quelques images du concert à la télé, et le moine chargé des événements culturels semble aussi ravi que nous.

L’after de la Nuit Blanche portera bien son nom. Il faudra tout de même être debout à 9h pour recevoir Anne Gravoin, l’épouse de notre Premier ministre en visite officielle à la Villa. Finalement la délégation très pressée ne restera qu’une vingtaine de minutes - c’est sans surprise, ce genre de responsabilité est bien éphémère. Il suffit de se recoucher pour un repos mérité, rêver, pour retourner dans l’atmosphère respectable et transcendante de Shimogamo.