Scènes

Bordures, festival d’audace bretonne

Langon, l’Ascension, le soleil. Un festival et son écosystème en Bretagne.


Matthieu Prual, photo Christian Taillemite

Septième édition d’un festival discret qui devrait pourtant mériter l’attention tant l’originalité et la qualité de sa programmation comme le soin porté à l’accueil contribuent à sa réussite. Situé à Langon, bourg de 1400 habitants en Ille-et-Vilaine, entre Redon et Rennes, le festival Bordures tire, en réalité, ses qualités de sa capacité à garder taille humaine. Implanté en milieu rural, il n’en est pas moins guidé par une programmation hors norme dans le sens où elle privilégie les musiques créatives, audacieuses situées en dehors des sentiers battus.

Langon, son église, son bistrot, ses quelques rues bordées de maisons typiques en granit jaune et aux toits d’ardoise. Pas de doute, nous sommes bien en Bretagne en ce jeudi de l’Ascension, le temps est même conforme aux stéréotypes puisqu’un crachin s’annonce. Il finira par ne pas tomber : tout peut donc arriver.

Matthieu Prual © Christian Taillemite

Et tout peut commencer. Il est 11 heures ce matin-là, une promenade sonore va démarrer. La Démesure du Pas est une initiative que conduit le saxophoniste Matthieu Prual dont on connaît le travail au sein de la formation nantaise No Tongues. Tel le joueur de flûte de Hammelin, il nous invite à le suivre le long d’une déambulation, accompagné du percussionniste Toma Gouband. En préambule et pour poser une consigne sommaire à cette randonnée augmentée, il convoque la mémoire de John Cage et son célèbre 4’33 durant lequel le pianiste ne joue pas de son instrument, laissant la place entière aux sons de l’environnement dans lequel la pièce est interprétée.

Ce préambule posé, la balade commence : comme si un voile avait été levé, le monde prend instantanément une autre dimension. Tout devient son. Ou plutôt, ce qui était un son commun, banal, inécouté, dans un milieu quotidien, prend une signification particulière et participe de la musique. Le monde devient vaste.

Longeant l’église par sa gauche pour regagner un chemin quittant le village, on marche au bruit des pieds qui foulent le sol, des frottements des habits, de quelques bribes de cris d’enfants. Devant, ou derrière, au centre du cortège, selon les moments, Prual et Gouband s’appellent, se répondent ou, au contraire, jouent d’une forme de dissociation. Rien de structuré par des arrangements complexes, la musique est minimale et spontanée, constituée de fragiles mélodies, de rythmes proches de ceux que produit la nature. Toma Gouband, pourrait-on dire sans trop forcer le trait, fait feu de tout bois. Branches, feuillages, bidon qui traîne, route même et son asphalte, sont sa batterie ; il tape, cogne, gratte et fait monter de l’inentendu. Il attribue à des objets, arbre, clôture une fonction supplémentaire à leur fonction première. Le cortège s’étend, la promenade s’installe sur le temps long. Le moment s’intensifie, le reste se déréalise. On est ailleurs, dans tous les sens du terme. À sa manière, un disque rend compte de ce projet ; il est sorti aux Editions du Mouflon/Ormo Records.

Toma Gouband, photo Christian Taillemite

Retour aux abords de l’église, il s’agit à présent de monter à l’entrée de Langon, sur les bords de la route, où se trouvent à la fois la salle municipale polyvalente, de construction récente, le terrain de sport et le grand parking. Ce jour-là dans un brassage social notable, se croisent les jeunes joueurs d’une compétition de foot, les exposants et potentiels clients d’une vaste brocante et les festivaliers de Bordures. Dire que les gens se rencontrent serait faux, au moins se trouvent-ils ensemble sur le même site et la cohabitation se passe bien. Accepter l’existence de l’autre, un premier pas vers l’idéal démocratique ?

Vous avez quatre heures.
Durant lesquelles qui voudra ira se sustenter à la cantine du festival. Nourriture locale concoctée par des bénévoles, participation ensuite à la vaisselle et au tri des déchets. Le festival est éco-responsable et s’en donne les moyens. Bordures est autant un moment de convivialité et de découverte qu’une simple succession de concerts. Il s’agit d’élargir les oreilles et faire de cette curiosité un moyen d’ouverture.

A 15 heures, par exemple, on emprunte une navette pour rejoindre la nouvelle galerie d’art installée à Beslé (commune de Guéméné-Penfao : ne demandez pas pourquoi et prononcez : Guèm’né-Pinfo). Petite salle blanche, exposition aux murs, là encore le lien social passe par la culture. En son centre se tiennent Ronan Courty et sa contrebasse. Membre également de No Tongues ou de Fixin de Sylvain Darrifourcq, en une pièce d’un seul tenant articulée en deux parties, il s’apprête à interpréter son solo Synesthesia. D’abord très cubiste, constitué de traits bruts, il donne à chacun le loisir de se familiariser avec le son naturel de son instrument. Peu à peu, les empilement abstraits se succèdent, s’intensifient et conduisent à l’orée de la deuxième partie.

Débute alors une performance physique autant qu’un geste musical, les deux étant indissociables. À partir d’un tambourinement régulier sur les cordes, Ronan Courty cherche au fond de sa basse à faire monter des harmoniques qui éclatent comme des étincelles. Le son remplit la salle, noie un auditoire sidéré - les tympans en vibration - assistant au spectacle d’un musicien qui lutte avec son corps pour tenir le tempo et la longueur. Quand il stoppe ce flux qui aurait pu se poursuivre, on revient à soi, on prend conscience de ce qui vient de se passer. Les applaudissements généreux libèrent à leur tour la tension accumulée. Là encore, un disque a été enregistré aux Editions du Mouflon/Ormo Records.

Retour sur site. Puisque tout est définitivement possible en Bretagne, la fin d’après-midi est ensoleillée. En bonne compagnie, le moment est agréable ; entre les rafraîchissements et des discussions autour du documentaire Vivant parmi les vivants avec Baptiste Morizot et Vinciane Despret, on attend sans attendre les deux concerts du soir qui se tiendront dans la salle.

Maelle Desbrosses, photo Christophe Charpenel

Pour commencer, Ignatus. À l’initiative de Maëlle Desbrosses, ce trio est une cure. Comme tout le monde, l’altiste est confrontée à des örhwurm - aussi appelés vers d’oreille. Ces petits bouts de mélodies, belles musiques ou chansons sottes qu’on aime ou pas, et qui s’imposent et tournent dans la tête sans prévenir, de manière récurrente et sur des périodes longues. Pour les exorciser, l’altiste prend les choses à bras le corps. Elle choisit de les réarranger et de leur donner une tout autre tournure.

Entourée de l’accordéoniste Armelle Dousset (qu’on connaît aussi dans Rhizottome aux côtés de Matthieu Metzger) et Eléonore Billy, joueuse, dans des contextes allant du traditionnel au contemporain, de nyckelharpa, instrument d’origine suédoise, mélange de vielle et de violon qui se joue à l’horizontale à l’archet, le trio est un coup de cœur. Visuellement bien sûr, les instruments sont beaux à regarder : ils changent des contextes dans lesquels on les connaît habituellement et permettent aussi d’écouter autre chose que les sempiternels (et pourtant aimés) saxophone, guitare, batterie.

L’écriture, également, est au rendez-vous. Les airs sont méconnaissables et sont le point de départ d’une recherche musicale nouvelle. Avec une forme de lenteur assumée et des climats sereins, les musiciennes sont en parfaite symbiose, au point que les phrases sont diffractées d’une voix à l’autre dans un prolongement subtil qui crée un solide tissu sonore. Les couleurs changent en permanence en restant dans des tonalités intimes sans jamais se perdre dans le lénifiant. La sophistication de ces quelques petites pièces architecturalement abouties est lissée par l’évidence de l’approche, le point d’équilibre a été trouvé.

La soirée se conclut avec Out of the Wild, un trio dans lequel on retrouve Toma Gouband aux côtés du pianiste néerlandais Harmen Fraanje et du contrebassiste français Brice Soniano. Peu connus sur la scène nationale, ces deux derniers jouent pourtant avec le batteur depuis plus de vingt ans une musique improvisée, axée sur des cycles complexes, au vu des schémas et cercles colorés qui leur servent de partition. Gouband soutient que le tout reste ludique, on le croit volontiers.

Sur une batterie cette fois, avec les mêmes feuillages que le matin, il fouette l’air, effeuille des branches, déverse des graines et cette pratique atypique apporte là encore une dimension nouvelle à l’observation de la scène. Elle met en mouvement une musique sensuelle aux harmonies pleines, qui convoquent à leur manière les folk songs de Keith Jarrett. Le lead du propos glisse de l’un à l’autre, avec fluidité et un sens de l’espace qui crée un moment en suspension.

Le festival se prolonge jusqu’au samedi. Au programme, des arts visuels, des performances, et de la musique : Noto Nect, La Fanfare de la Touffe, Mélanie Loisel, Cocanha, Superklang, The Achetypal Syndicate. Hé quoi, vous n’en connaissez aucun ? Réjouissez-vous, c’est le moment de découvrir.