Tribune

Carnet de bord : Rhizottome au Japon - 7

Rhizottome en résidence à Kyoto


Photo Franpi Barriaux

Ce lundi, Matthieu quitte le Japon pour un temps. Il ne reviendra qu’à la mi-novembre en terre nippone, devant vaquer à quelques travaux plus hexagonaux cet automne, concerts en solo, avec Coronado, enregistrement du duo Connie and Blyde au Studio des Résistants, ainsi que de What If mené par Hugues Mayot.

Je reprends donc en solo la relève de ce carnet de bord, qui sera jusqu’à son retour une parenthèse relative offerte au duo ; les travaux continuent ici d’une manière différente, distance oblige.

Cette semaine, je ne suis soumise qu’à peu d’obligations. Je laisse germer tout un tas d’idées qui grouillent, qu’elles concernent l’avenir des collaborations japonaises rhizottomales, ou bien qu’elles soient simplement connectées à l’expérience intérieure qui se joue ici : les rencontres, les chambardements, les incompréhensions, révélations et autres fulgurances inhérentes à ce type de « travail-voyage ».

A la recherche de costumes de scène – crédit Armelle Dousset

Le premier rendez-vous de la semaine sera avec Tokiko mercredi, afin de préparer un concert en duo (shô et accordéon) au Joren-ji, un petit temple dans la préfecture de Nara ce 12 octobre. C’est la première fois que nous nous verrons sans Matthieu, ce qui nous fait envisager les choses bien différemment. En effet, lors de nos improvisations en trio les semaines précédentes, le sopranino était un élément central, ressenti comme une sorte de pivot qui permettait de faire le lien entre les deux autres instruments, oscillant toujours sur le fil du 430hZ (direction shô) et du 440hZ (direction accordéon), et tuilant ainsi ces multitudes de fréquences qui avaient parfois du mal à entrer en communication.

Nous savons donc avec Tokiko qu’il nous faudra trouver de nouveaux modes de jeu, de nouveaux raccords sensibles entre nous, afin de parvenir à une cohérence dans la proposition musicale. Je pense à la sensation d’arriver en terrain vierge, comme si je m’apprêtais à découvrir le shô et l’accordéon pour la toute première fois. Un fantasme à garder jusqu’au bout des doigts.

Shô et accordéon – crédit June Aoki

Tokiko m’accueille chez elle à Asuka. C’est la première fois depuis mon arrivée que je me retrouve en pleine campagne, entourée de montagnes, de rizières, de paysans à l’échine courbée par le travail aux champs… Baignée dans cette lumière qui inonde la vallée - et dont, bienheureuse et la mine ravie, j’apprécie la pureté - torse bombé et sourire tirant jusqu’aux esgourdes, je respire à fond.

Tokiko sort d’une longue session de travail, elle aussi a été mise à contribution pour différents événements qui se déroulaient entre autres lors de la Nuit Blanche. Étant à la fois musicienne et travailleuse à la ferme, elle a besoin de répit, veut aller se ressourcer dans la nature avant toute répétition. Elle m’invite alors pour une balade méditative dans une forêt de bambous. Nous escaladons une immense pierre sur laquelle nous nous allongeons. Elle me parle d’une autre pierre de ce genre dans la vallée, me dit qu’elle m’y emmènera… Tout cela me paraît bien mystérieux. Mais je suis avec plaisir ses ondes mystiques, jusqu’au mimétisme le plus minutieux de tous les rituels qu’elle m’enseigne méthodiquement devant les portes des sanctuaires shinto croisés sur la route.

Asuka – crédit Armelle Dousset

Ça-y-est, elle est se sent régénérée, prête à rentrer pour travailler dans son joli domaine. Mais il est déjà tard, je dormirai donc à Nara ce soir, et invite mon ami Frédéric Danos de visite à Kyôto à venir nous rejoindre.

La répétition se passe à merveille. Nous nous regardons beaucoup, et parlons de moins en moins. Quelque chose de différent se met à l’œuvre à l’égard de notre relation. Nous commençons enfin à être complètement détachées de ces histoires d’accordages, plus en phase avec les intentions et la façon d’agir ensemble sur nos instruments, de ressentir les silences. Ce qui se joue commence à nous plaire.
Nous pensons la forme du concert, avec des pièces soli, des improvisations et quelques covers improbables mêlant nos voix au tableau. Ainsi, nous décidons que le gagaku, Rameau et une chanson traditionnelle en occitan seront de passage dans le temple la semaine prochaine.

Après le dîner, nous proposons une improvisation instrumentale à mon ami Frédéric. Tokiko tamise la lumière, ferme les yeux, chauffe son instrument. Cette session est bien plus intense que celles de l’après-midi. Nous ne pipons mot, mais un regard suffit pour comprendre que ce que nous tenons là, à la nuit tombée sur ce tatami, est quelque chose de précieux.

Nous finissons la soirée par un onsen nocturne, suivi d’une seconde balade qui nous mènera jusqu’au fameux roc dont elle me parlait tantôt. Il est 2h du matin. Nous escaladons la pierre énorme, dense, impressionnante. La nuit est diamante, et la lune somptueuse. Nous nous tenons toutes deux l’une près de l’autre, inspirons ensemble, et commençons à chanter.

Silences. Eclats de voix. Etoiles filantes. Nous arrêtons ensemble. Descendons à pas feutrés l’édifice archaïque.
Le lendemain, c’est décidé, nous commencerons le concert comme cela : un chant à deux voix, yeux fermés, nous remémorant cette nuit.
Une réminiscence comme point de départ de ce qui suivra.
Dépassée cette histoire de Hertz, la rencontre se jouera désormais ailleurs.

Tokiko & Armelle – crédit June Aoki

De retour à Kyôto, je prépare un concert solo que je donnerai à Urbanguild dimanche. Ce lieu, auquel je suis attachée depuis six ans déjà, servira une fois de plus de terrain de jeu et d’expérimentation. Ce sera mon premier concert piano-voix, ayant tout un tas de chansons dans ma besace. Je me lance dans une écriture automatique sommaire, et ponds une narration possible qui permet de relier toutes ces chansons. Je lance sur Facebook un appel à traduction (de ce texte, mais également d’un extrait du Condamné à mort de Genet). En deux jours, un bon ami et une inconnue passionnée me contactent en m’envoyant leurs traductions. Fichtre, quelle efficacité…
Je travaille la nuit sur le piano de la Villa, révise mes poèmes de Georges Bataille chantés en japonais, tout en montant des sous-titres à projeter pendant le concert.

Poème de Bataille (dans l’Expérience intérieure) – crédit Armelle Dousset

Très émue de jouer ce set nouveau et spontané. Le public bienveillant et toujours chaleureux dans ce lieu me permet d’expérimenter un peu ce que je veux, j’ai toute la soirée pour moi, et suis mise en confiance. En fin de soirée, Ryotaro, manager du lieu et « frère » d’ici, nous propose de nouvelles dates en novembre et en décembre avec Rhizottome, notamment avec Akito et Reiko – artistes avec qui nous voulons collaborer jusqu’en France ; nous commençons à en être de plus en plus sûrs quant à la composition de l’équipe. Tout ce qui suit s’annonce pour le mieux. Il ne nous reste plus qu’à organiser un bel événement à la Villa au cœur de l’hiver pour tester ce quartet dans de bonnes conditions, et nous aurons accompli une des missions pour lesquelles nous sommes arrivés ici.