Tribune

Carnet de bord : Rhizottome au Japon - 8

Rhizottome en résidence à Kyoto


Photo Franpi Barriaux

Aujourd’hui lundi, je pars rejoindre Toki dans la préfecture de Nara, notre concert est annoncé à 14h15 au temple Joren-ji, et sera précédé d’une cérémonie bouddhiste à laquelle nous prendrons part. Nous sommes en pleine campagne, et le moine nous accueille chaleureusement. Il nous conduit jusqu’aux « loges » à l’intérieur du temple, nous offrant au passage quelques délicieux marrons accompagnés de thé chaud.

Nous jouerons en acoustique dans la salle principale. De petits coussins sont installés autour de nous, prêts à accueillir le public - exclusivement japonais, assurant la bonne moyenne sexagénaire.
Imitant comme je peux tous les rituels auxquels on m’invite, je me laisse surprendre et émouvoir par les litanies du moine, ces chants puissants et mystérieux ponctués de variations percussives sur un grand objet en métal. Je ne suis pas vraiment fana des rassemblements religieux et c’est peu de le dire, ils ont tendance à m’angoisser sévère. Mais la musique que je reçois là dépasse de loin mes phobies habituelles ; je ferme les yeux, me laisse parcourir par les ondes, recevant à pleins poumons les fragrances d’encens déposées méticuleusement par tous les fidèles alentour.

Armelle & Toki - crédit June Aoki

Le concert va commencer. Un petit micro est posé, pour les annonces bien-sûr. Car il faut savoir qu’au Japon, il y a une tradition de l’annonce des morceaux, voire des commentaires, des exposés, contextualisations a priori nécessaires, divagations fantasques, bref, ils ne font pas semblant avec tous les « autours » des morceaux. « L’ explicatif » comme valeur préalable à la réception sensorielle. Les deux sont curieusement loin d’être contradictoires, preuve en sont les témoignages toujours sensibles et imagés que l’on peut nous livrer après les concerts. Bref, le micro s’impose donc aujourd’hui, pour ritualiser ce temps-là comme il se doit. Et s’imposent également les textes en japonais que Toki m’avait aidé à préparer en hiraganas et que je lirai en direct. On m’écoute avec attention. Je bafouille parfois, mais on m’encourage avec de généreux hochements de tête et je vais jusqu’au bout de mes paragraphes en me faisant applaudir, c’est encourageant, j’y crois.

Armelle & Toki - crédit June Aoki

Nous commencerons le programme par trois pièces soli de Toki (des morceaux de gagaku pour shô seul et deux pièces de sa composition), suivies de trois pièces soli à l’accordéon (« A bas », « Cavale Cabane » et « Pirate »). Puis, comme décidé la semaine dernière après notre connexion cosmique sous les étoiles filantes et la nuit d’encre, nous commencerons par un chant en duo, avec longs silences et éclats de voix. Cette introduction est parfaite, et si fidèle à l’expérience de notre rencontre, qu’elle devient exergue préfigurant ce qui suivra : improvisation shô-accordéon, nouvel arrangement de « l’Air d’Anténor » de Rameau sur lequel on ajoute le chant, reprise de « La Despartida » (un chant en occitan), puis d’« Amazing Grace », que Toki tenait à chanter pour clore le concert.

Armelle & Toki - crédit June Aoki

Le public semble ravi. Certains viennent nous voir en loge pour nous poser tout un tas de questions sur nos instruments, pour le shô autant que pour l’accordéon, car rappelons que le shô, utilisé dans le gagaku – qui est une musique de Cour – n’est pas un instrument populaire, et demeure pour le moins méconnu, même ici.

Je reviens à la Villa à la nuit tombée, la tête dans les nuages, encore secouée de ce concert intime, intense, hors du temps.

Armelle & Toki - crédit June Aoki

Si secouée que je tombe malade et vais devoir trouver le repos sous quelques chaudes couvertures deux jours durant…

Ayant recouvré des forces (et m’étant dans cette logique forcée à manger un peu de natto, en hommage à Matthieu qui en raffole), je prends rendez-vous avec Fumiko Kaneko, afin qu’elle m’apprenne ce jeu de son enfance dont elle nous parlait tantôt.

Arrivée chez elle, elle me présente deux amies qu’elle a ici invitées pour l’occasion. Il s’avère que l’une d’elles avait suivi nos ateliers de danses traditionnelles à l’Institut français l’année précédente. Nous nous saluons en nous rappelons ce bon moment.

Fumiko – architecte locale - nous fait monter dans sa « forêt imaginaire suspendue », de laquelle on peut voir le flanc imposant du mont Daimon-ji. Elle déballe le jeu : le « hyakunin isshu » / le jeu des cent poèmes.

百人一種

Elles ont toutes trois des sourires de gosses en voyant ces cartes. C’est un jeu très populaire, qui rassemble cent wakas (ou tankas, c’est selon) de différentes époques. C’est donc un jeu parfait pour en découvrir, et en apprendre quelques-uns.

Elle fait deux équipes. Ses amies d’un côté et moi en face pour le camp adverse. Devant nous, elle étale cinquante cartes sur lesquelles se trouvent des fins de poèmes, écrites en hiraganas.

Mes camarades de jeu – crédit A.Dousset

Elle au centre sera lectrice, chanteuse, diseuse, arbitre.

Fumiko Kaneko – crédit A.Dousset

Dans son jeu à elle - central - il y a sur chaque carte un poème, accompagné du nom de son auteur. Le jeu consiste à chanter ce poème, qui est en deux parties. La seconde partie est écrite sur une des cartes disposées devant nous. Et l’on se doit de trouver la bonne carte correspondante le plus vite possible. Tout l’intérêt du jeu résidant bien-sûr – au-delà de la vigueur et de la rapidité du côté « memory » - à connaître par cœur tous ces poèmes, de façon à ce qu’à l’annonce de son début, l’on reconnaisse déjà la seconde partie à rechercher très vite sur les cartes devant soi.
Un jeu parfait pour apprendre la langue, se sensibiliser à la poésie locale, et travailler la lecture ultra-rapide des hiraganas.
Elles pour leurs réminiscences de gosses, moi pour le défi, nous voilà toutes quatre emportées littéralement par le jeu.

Cartes – crédit A.Dousset

Enregistreur et petit micro installé tout près en amont, j’enregistre cette belle partie, espérant peut-être qui-sait, que cela devienne une matière intéressante à utiliser, voire à arranger pour le disque.

La partie (que je suis très fière d’avoir gagnée !) se termine par un coucher de soleil incroyable, rouge, gris, violet, couleurs diaprées dont on se délecte du haut de notre petit nid en bois suspendu.

Coucher de soleil – crédit A.Dousset

Le soir-même je raconte la partie à Reiko Imanishi, qui me dit beaucoup aimer ce jeu, m’avouant dans le même temps qu’elle a toujours voulu mettre en musique et arranger certains de ces poèmes. Fulgurance bien à propos, à présent il ne nous reste plus qu’à y penser ensemble.

Fumiko dans sa forêt – crédit A.Dousset

La semaine se termine sereinement au bord du lac Biwa, profitant en solo d’une baignade à la fraîche. Entre deux têtes piquées, les phrases de ce carnet s’écrivent. Lumière d’automne.

Biwako – crédit A.Dousset