Tribune

Carnet de bord : Rhizottome au Japon - 11 (fin)


Photo Franpi Barriaux

Nous sommes déjà le 5 décembre 2015. Il ne nous reste que peu de temps à passer ici, et dans le désir de profiter à fond de ces dernières semaines, nous enchaînerons concerts, enregistrements et workshops sur une période assez ramassée.

Sitôt revenus de la collaboration avec Kô Ishikawa à Tokyo, une courte sieste et nous filons à l’Institut franco-japonais du Kansai pour un concert en duo.

Terrasse de la Villa Kujoyama©A.Dousset

Aujourd’hui le public rassemble des universitaires venus de tout le pays autour d’un cycle de séminaires sur le lien entre musiques populaires et musiques actuelles. Sur l’invitation de Masahiro Yasuda – responsable à l’Université Seika de la nouvelle filière Musiques populaires – nous jouerons quelques morceaux et discuterons avec l’audience autour d’un verre. Avant que les festivités ne commencent, se joue dans la même salle un bal organisé par nos amis « folkeux » de Kyôto. On se joint au bœuf pour quelques scottisches et bourrées devant des danseurs japonais hyper-motivés, qui resteront au concert.

Le concert du lendemain aura lieu à l’Université Seika pour présenter notre musique aux étudiants, et annoncer les ateliers que nous mènerons là-bas. Ceci est organisé grâce à Isabelle Olivier, personne référente très impliquée dans les échanges culturels franco-japonais.

Puis direction Osaka, dans le quartier de Higashimikuni, pour un live acoustique au « freestyle cafe bar asso ». La date est organisée par Takae Tonagai, rencontrée il y a six ans dans la hutte maquillage du tournage d’un film de zombies à Kyôto. Preuve que les connexions ici demeurent souvent alambiquées, et que pour autant les amitiés savent perdurer.
Ce soir c’est bien la première fois que nous jouons en face d’un écran diffusant un match de foot - ou « De l’avantage de fermer les yeux en concert »… - ce dernier faisant dos au public, fort heureusement.

De retour à Kyôto, nous jouerons à Pan & Circus, une guesthouse très accueillante au décor d’inspiration rococo, truffée d’objets vintage. C’est la première fois que nous y allons, sur invitation du patron, rencontré sur le dancefloor d’une soirée électro quelques semaines auparavant – gloire à toi ô petit monde de la nuit. Beaucoup d’amis sont là, l’ambiance est très chaleureuse, et ce concert - glissé à la dernière minute dans notre calendrier - a la magie de compter parmi les particulièrement réussis.

Rhizottome © Pan&Circus

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Petite parenthèse en image, en provenance de la Villa Kujoyama : nos voisins architectes Andrew Todd et Kiichiro Hagino posent pour nous avec leurs habits de jardiniers locaux. Coupeurs de racines vs Coupeurs de bambous, les ponts sont jetés.

Habit de jardinier©A.Dousset

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Le 13 décembre s’annonce comme une journée marathon, composée de trois heures de workshop avec les étudiants de l’Université, puis d’enregistrements avec Tokiko jusqu’à plus soif. C’est une chance d’enregistrer dans leur studio tout neuf et suréquipé pour finir ces mois d’écriture et de captations,
Nous passerons d’abord les premières heures avec des étudiants percussionnistes, bassistes, et surtout guitaristes, accompagnés de Masahiro Yasuda qui fera le lien dans un français parfait. Tout ce monde arrivé au compte-gouttes forme une joyeuse troupe aux intérêts et expériences sûrement hétéroclites, mais avec une réelle envie de jouer en groupe. Nous parvenons à réaliser une version tout à fait inédite de « Awawan 78 » [1],

Grille Awawan 78©A.Dousset

Un nouveau morceau d’Armelle qui ne s’entend même plus elle-même au milieu de ces murs de guitares électriques ! L’ambiance originelle de cette composition – un mélange Chapeloise / Mazurka - tend désormais vers le rock progressif et l’improvisation libre. Tout cela a été enregistré et filmé, et apparaîtra peut-être un jour dans notre discographie comme une « alternate take » des plus originales et rafraîchissantes.

Dreamteam©A.Dousset

Tokiko prend ensuite la relève de cette joyeuse troupe. Ici l’acoustique est mate, très différente des endroits où nous avons enregistré par nos propres moyens. Et le son est moins flatteur mais très précis. Cependant, tout ce luxe ne serait rien sans Mitsuhiro Tanigawa, ingénieur du son qui a l’habitude des instruments traditionnels.
Pour cette séance, il met en place le système que nous avions imaginé en septembre [2] : Tokiko est dans une cabine, séparée de nous, et ce qu’elle joue est transposé en temps réel pour que nous l’entendions dans notre diapason.

Toki et Youno-san©A.Dousset

Nous sommes donc obligés de jouer avec des casques, mais nous voici accordés pareil le temps de la séance, beaucoup plus pratique… Et au final, une fois les morceaux choisis, nous baisserons notre diapason au mixage afin de garder l’authenticité de son instrument. Tokiko est d’ailleurs venue avec son tout nouveau shô et Yasunobu Touno son luthier, fier de nous présenter sa dernière création.

Toki et le shô noir©A.Dousset

Les improvisations sont longues et variées, les vibrations de ce shô tout neuf sont une expérience sensorielle intense et tellement hors du temps, que choisir quelques dizaines de minutes pour un prochain disque ne sera pas chose aisée.
De retour tous ensemble à la Villa, une soirée s’improvise, à laquelle les résidents se mêlent. Après un duo de shô privé, le fameux luthier Touno-san nous dévoile ses autres talents : chercheur, marathonien, il nous vante aussi les mérites de ses cornichons macérés qui régulent la température corporelle et éradiquent toute sorte de maladies, puis fait prendre sa température à toute l’assistance avec un thermomètre buccal pour faire un point sur notre santé. Distribution de pin’s « 37°C heat » aux plus méritants et enfin une démonstration de monocycle : l’after de la journée marathon se passe dans un monde parallèle.

Le shô noir©Kosuke Kato

On prend goût au son de ce studio, à l’écoute et la patience de l’équipe. Et cela tombe bien car ce 17 décembre est notre dernière chance d’y retourner et d’enregistrer sereinement. Nous commençons deux heures avec le nouveau répertoire du duo, dans ce silence de studio où de merveilleux microphones engendrent une saine pression… qui ne se relâchera pas à l’arrivée de Reiko. Elle a pu se libérer quelques jours au beau milieu d’une longue série de concerts ; nous mettrons en boîte les morceaux travaillés avec elle depuis plusieurs mois.

Installation©A.Dousset
Etudiant ingé-son©A.Dousset

Le 18 sera une journée à la Villa pour inventer à quatre (avec Reiko au koto et Akito au visuel) la première forme du quartet Niwashi no yume qui s’y jouera le lendemain.

Ecoute©A.Dousset

Avant qu’Akito ne débarque avec ses rétro-projecteurs et ses sacs remplis de matières, couleurs et outils personnels, Matthieu prépare l’installation technique de la grande salle, tandis qu’Armelle rejoint Reiko pour quelques enregistrements vocaux.

[arrivée de Reiko©A.Dousset]

En effet, l’idée d’utiliser quelques poèmes de ce fameux jeu « hyakunin-isshu » [3] est toujours tenace. Sur ces cent poèmes, nous en choisissons quelques-uns, et ne retiendrons que ceux qui ont trait aux saisons, à la faune, à la flore, et bien sûr – car c’est inhérent à ces tankas traditionnels - à la dimension existentielle qu’a l’impact de la nature sur les émotions humaines.

Sarumaru no taifu

Sarumaru no Taifu

Okuyama ni
Quand au fond de la montagne 
momiji fumiwake
les feuilles mortes sous les 
naku shika no
pas se dispersent 
koe kiku toki zo 
et qu’on entend l’appel du cerf 
aki wa kanashiki 
l’automne est triste

Automne©A.Dousset

Reiko enseigne à Armelle l’air sur lequel ils sont chantés habituellement, et elles s’enregistrent à deux voix sur un coin de table. Essayant tant bien que mal de définir les hauteurs en bonne occidentale afin de chanter « juste », la petite Française finit par s’entendre dire que dans ce cas précis, la justesse n’a aucune espèce d’importance. La place est au mot. Cet air n’est qu’un chemin qu’on emprunte, un support pour dire, un support pour chanter le poème : en somme la musicalité est à trouver ailleurs. C’est entendu, nous nous y essayons ensemble et mêlons nos voix avec joie, entre deux cafés et trois sourires complices. Dans un désir d’échange et par pur jeu, Armelle propose d’écrire une nouvelle ligne mélodique inspirée d’un air qui lui traîne en tête depuis un mois déjà, entendu dans un bus à Tokashiki-jima [4]. Reiko amusée dit reconnaître un « Okinawa style » : écouter, couper, replanter, nous y sommes.

Dans la journée nous accueillons Akito assisté de Yasuyo qui prennent le temps de s’installer, et effectuons tous les réglages pour une légère sonorisation. Masaki Yanagida et Meri Otoshi nous rejoignent aussi, en vue de quelques repérages avant la captation vidéo du lendemain. Meri et Armelle étaient ensemble en formation au CNDC d’Angers il y a sept ans. Les deux danseuses se retrouvent aujourd’hui à Kyôto engagées sur le même projet, l’une en tant que cadreuse, l’autre en tant que musicienne ; ce contexte improbable de retrouvailles les enchante.

Les premières heures, nous avons un œil partout et chacun s’attelle à sa tâche. Le duo Rhizottome est à l’initiative de ce projet, mais nous insistons sur le fait que la création se veut collective, que chacun de son mot ira, qu’ensemble les idées devront fleurir. Matthieu s’occupe de tous les détails techniques relatifs au son. Reiko travaille son koto. Armelle finalise un montage audio des enregistrements vocaux matinaux, tandis qu’Akito teste la plongée d’un micro dans l’eau en vue d’un moment d’improvisation sonore avec ses matières rétro-projetées.

Quelques mètres carrés de momiji ramassées en forêt gisent au sol. Alors, attendant les premiers moments de jeu collectifs, chacun y va de son petit coup de balai pour faire valser les feuilles et en dessiner un joli tapis de scène.

Reiko et sa petite feuille©A.Dousset

Après avoir improvisé avec Akito sur tous les morceaux un à un (c’est un manuel, un bidouilleur, il a donc besoin d’essayer, les idées lui viennent « en faisant »), nous discutons, faisons des choix, et très vite un ordre et une trame nous apparaissent. Ce bout-à-bout deviendra une seule et même pièce, allant d’airs traditionnels japonais revisités à des improvisations plus déterritorialisées, en passant par des compositions adaptées pour le quartet. Akito, en plus d’utiliser son matériel coloré habituel, travaillera avec des feuilles, des branches, et pourquoi pas les quelques bestioles débarquées là par hasard, et dont les ombres fortuitement projetées sur l’espace scénique galopent sur nos visages.

Matthieu et sa petite feuille©A.Dousset

Une pause permettra de braconner les momiji de nuit derrière la Villa. Le bâtiment dressé sur le flanc de la montagne rend la nature toute proche, là où jardin et forêt se mêlent. Quelques lampes torches, quelques sacs, et nous revenons dans la salle agrandir le tapis de scène. En quatre mois, nous voilà passés de coupeurs de racines en glaneurs de feuilles. A défaut de pouvoir se replanter, les feuilles volent, elles sont dans l’air, ou encore sous nos pieds. Plus onirique, cette nouvelle voie est rappelée par le titre de la pièce (nom du quartet éponyme) : Niwashi no yume, Le rêve du jardinier.

Akito©Arnaud Rodriguez

C’est assez agréable de jouer « à la maison », dans cet espace situé en dessous du studio que nous habitons depuis septembre. Un dernier filage ce 19 décembre au matin, puis nous installerons tout jusqu’aux chaises pour le public.
La salle sent bon. Un mélange d’humus, d’encens et de momiji.

projection©Arnaud Rodriguez

Le concert se passe très bien et cette première mouture est de bon augure pour la suite. Nous discutons autour d’un verre avec un public ravi. Et sitôt ce dernier parti, il faut s’atteler au démontage, rassemblant nos effets et nos petites feuilles mortes…

Momiji bath©Meri Otoshi

Noël approche, et où passer le réveillon ailleurs qu’à Urbanguild ? Le rêve du jardinier s’y jouera en version « club ».
Les conditions sont plus rock’n’roll, pas le temps d’installer les momiji au sol cette fois. Mais nous prenons tout de même le sac de feuilles sur scène avec nous. Sur l’épilogue de la pièce, « Myaku », Armelle allumera un gros ventilateur à jardin, et enverra de grosses poignées de feuilles dans les hélices.

Concert de noël©Kaori Yossy Yoshimoto

Une pluie végétale tombant de côté, un peu absurde, mais recouvrant petit à petit le plateau d’un peu de nature (morte). Ne pouvant essayer cet effet plastique que pendant le concert, nous n’avions pas pris en compte la dimension comique du geste, les feuilles par paquets venant se glisser entre les cordes du koto jusqu’à finir par empêcher Reiko de jouer !

La bonne blague©Kaori Yossy Yoshimoto

Le groupe de chanteuses Koroido - habituées du lieu - prendra notre suite, joyeusement conquises par leur nouveau tapis de scène - ce dernier sûrement habité par quelques insectes survivants rapportés du dehors. Feuilles qui auront par ailleurs un franc succès avec certains membres du public…

Les feuilles-dernier voyage©A.Dousset]

Il ne nous reste qu’une petite semaine à passer ici. Quelques jours de break s’imposent avant le grand départ. Nous nous retrouvons sur Kita-Kyushu avec Ryotaro. Panses grassement entretenues par sa maman, nous nous lançons dans un autre type de marathon, culinaire cette fois - intense mais fort heureusement court – nous sentant non loin d’une version japonaise de La grande bouffe.

Sazae©A.Dousset

Pour le réveillon du nouvel an, nous jouerons une dernière fois à Urbanguild. Ultime concert dans le cadre de notre résidence ici, en duo cette fois. Comme à son habitude, le lieu accueille des artistes très différents pendant la soirée. On y pratique le mochi-tsuki, et chacun y va de son huile de coude pour battre la pâte de riz avant qu’elle soit cuisinée, puis mangée !

Mochitsuki©Agnès Lahaye

Le plat du soir est un bol de soba. Ces nouilles longues et fines, par ailleurs délicieuses, sont très faciles à couper avec les dents. On les mange traditionnellement la nuit du réveillon car elles symbolisent la longévité, ainsi que la facilité à se séparer de l’année qui vient de s’écouler. Et lorsque l’on connaît ce paramètre culturel, on ne les mange pas de la même façon.

2 janvier. Nouvelle année.
Nous voilà à la fin de la résidence à la Villa Kujoyama et nous rentrons en France.
Avec de beaux souvenirs, des rencontres incroyables et de la musique plein la tête, le corps et les disques durs. Il va nous falloir du temps pour écouter tout ce que nous ramenons dans notre besace. Mais ce que nous savons, c’est que nous avons assez de matière pour un disque en duo en 2016 et un autre avec invités japonais dans une année.
Si tout se déroule bien, la première française de ce spectacle à quatre aura lieu en janvier 2017 au TAP – Théâtre Auditorium de Poitiers.

Il est temps de clore ce dernier carnet.

En guise d’épilogue, nous vous laissons avec un trailer réalisé par Masaki Yanagida. « Niwashi no yume » dans sa version beta.

庭師の夢〈niwashi no yume〉TEASER from Masaki Yanagida

Le duo Rhizottome fait peau neuve au Japon et agrandit son jardin.
Musiques traditionnelles et créations se livrent, s’échangent, s’adaptent, volent en éclats.
On y cultive racines respectives et langage commun.
On y invente ensemble dans l’humus frais de l’improvisation.
Niwashi no yume, c’est le rêve du jardinier.
Si les paysages convoqués par cette musique doivent définir un territoire, alors puisse ce dernier n’exister qu’en rêve, dans un ailleurs où Orient et Occident se mêlent.
Pourraient alors surgir quelques images familières.
Un arbre, une peau, deux trois feuilles mortes, du vent.

par Armelle Dousset , Matthieu Metzger // Publié le 23 février 2016

[1Awawan est dédié à Susumu Hasegawa, poète rencontré à Kyôto en 2011. Fidèle auditeur de ses concerts, il avait fait part à Armelle de son désir de mêler la sensibilité de ses écrits à celle de son accordéon. Engagement tenu mais le temps passant, au moment de lui apporter un enregistrement de ce morceau, il nous avait quittés deux mois auparavant. Il n’a jamais pu l’écouter, mais nous le jouons, et continuons de l’explorer sous toutes ses coutures. Ce morceau-promesse porte le nom de son recueil de poèmes de 1989.

[2voir carnet 5.

[3Voir carnet 8.

[4Voir carnet 9.