Chronique

Claudia Solal & Benoît Delbecq

Hopetown

Claudia Solal (voc), Benoît Delbecq (p)

Il y a de la tension et un voile de mystère, quelque chose vaporeux et de sensuel dans le piano préparé de Benoît Delbecq avant que Claudia Solal n’affirme « There’s Several Me, Inside » avec cette voix profonde, solide, et pourtant toujours comme à la limite de la rupture, du souffle. Il y a plusieurs moi à l’intérieur… Nous n’en doutons pas. Et dans ce festival d’ombres qui ne se plaisent qu’en présence de lumières, ces différentes manifestations du moi passent comme des anges. Cela pourrait sembler inquiétant, le carillonnement grave du piano altéré le suggère, mais la chaleur et la douceur prédominent. C’est justement le thème de « Euphoria » où une main droite douce comme une plume souligne le battement des cordes lestées du piano, comme pour imprimer la rythmique parfaite d’une voix qui prend son temps puis se met à chercher une scansion personnelle. Un battement de cœur. Une extrasystole intime.

Jusqu’ici, les duos de Claudia Solal étaient avec Benjamin Moussay. De Room Service à Butter in my Brain, c’était une vision rêveuse, une ironie aventureuse, portée par une voix capable de tout. La rencontre avec Benoît Delbecq, qui perdure après l’intense Antichamber Music conçu avec Tomeka Reid et Katherine Young, fruit des échanges de The Bridge, est comme la face cachée de la Lune (« How Strange The Moon Seems », véritable moment de communion du duo). Cette face cachée n’est pas le revers de la médaille, qui nécessiterait une mise en opposition. C’est un terrain inexploré et à défricher, dans l’expression même de la chanteuse. Ecouter « No Sake Tonight », c’est s’en convaincre : la mélodie est simple, elle s’accommode des craquements électroniques du clavier qui font planer quelque étrangeté, et la voix de velours se fait subtilement râpeuse. On pense à sa performance dans Eleanora Suite. Les textes, plus sombres et plus profonds que les précédents albums de la chanteuse, réclament cette pénombre et cette sensation de crépuscule d’été, de ceux qui se prolongent avec une pointe d’ivresse.

Il y a beaucoup de poésie dans ce Hopetown, sorti sur le label Rogue Art. L’espoir est présent partout, jusque dans le doute qui semble parfois envahir un morceau comme « Winter Garden » où tous les sens sont convoqués dans le spectre de la voix et dans cet inimitable son de piano qui n’appartient qu’à Delbecq. Il y a dans cette rencontre quelque chose qui s’inscrit dans la durée. On le souhaite ardemment, tant pour les artistes que pour nous. Mais le charme agit également sur l’auditeur. Hopetown est un album qui s’immisce, qui exerce une attraction, de celles auxquelles on a du mal à résister. C’est le charme énigmatique de « In The Small of my Back » où le piano se délie de tous les poids qui l’étouffaient et où la voix s’envole, s’abandonne parfois aux franges du souffle. Le temps est suspendu, Claudia Solal susurre et n’a jamais besoin de hausser le ton ; le piano batifole avec sagesse, visite ses basses qui sonnent de nouveau pleinement. Il y a plusieurs moi à l’intérieur, nous dit Claudia Solal. Encore une fois, la chance est de notre côté, nous sommes tombés sur les meilleurs.