Chronique

Miklós Lukács Cimbiosis Trio

Music From The Solitude of Timeless Minutes

Miklós Lukács (cymbalum), György Orbán (b), István Baló (dms)

Label / Distribution : BMC Records

S’attaquer au temps, voilà bien une tâche qui incombe aux musiciens. On trouve ceux qui sont dans le temps, il y a ceux qui sont dans le vent, et il y a les poètes, les philosophes et les architectes qui sont furieusement en dehors de tout repère temporel. Avec Cimbiosis, son trio hongrois, le joueur de cymbalum Miklós Lukács se range définitivement dans la dernière catégorie. Celle qui analyse la structure du temps, comme on démonte une mécanique pour en comprendre le rouage, qui construit tout une mythologie autour d’un simple engrenage de métronome. C’est ce à quoi nous invite « Introduction to a Dream », où ses cordes font merveille ; les aiguilles s’affolent jusqu’à « Metamorphosis », où dans une tournerie qui prend de l’ampleur comme une entropie en cours, le cymbalum joue à cache-cache avec la contrebasse structurante de György Orbán. Ce dernier, qu’on a pu apprécier notamment avec Lukács dansl’Arura Trio de Tóth, est ici aussi remarquable de rigueur et de dureté, comme pour mieux caréner l’onctuosité du jeu du cymbalum, qui alterne envolées explosives et moments plus contemplatifs (« Nymphaea »). Le temps s’égrène à la manière de chacun.

Il y a quelque temps, un trio avec Lukács avait déjà attiré l’attention. Avec Larry Grenadier et Eric Harland, son Cimbalom Unlimited ouvrait avec éclat son instrument à tous les possibles. Au sein de Cimbiosis, on touche à quelque chose de plus intime, à une construction opiniâtre avec des musiciens familiers. La relation du joueur de cymbalum avec István Baló est à ce sujet remarquable, presque télépathique. Lorsque dans la seconde partie du disque, plus abstraite, plus ouverte aussi, le temps est abordé de manière philosophique, dans son aspect le plus sinueux (puisqu’il est courbe, dit-on), le batteur qui faisait feu de tout bois dans le véloce « Memento » se fait plus coloriste. Dans « The Long Life of Ephemera », il bâtit tout une passementerie luxueuse qui permet à Lukács de ponctuer le tout de quelques phrases qui restent en suspens et s’évaporent dans la mitraille. Plus loin, dans un « Realistic Vision » qui est la clé de voûte de Music From the Solitude of Timeless Minutes, les cymbales altérées viennent apporter du relief à un cymbalum qui s’amuse d’un ostinato et construit tout autour un monde foisonnant.

La relation entre Baló et Orbán est tout aussi primordiale dans ce disque. Elle l’était déjà dans Cimbiózis, un premier album du trio sorti en 2014 chez Fonó, mais c’est ici un entourage idéal en mouvement, cette « carcasse du temps » chère à Marx qui révèle l’un des plus beaux fruits du jazz hongrois contemporain. Leur discussion sur « Metamorphosis », qui révèle toute la musicalité de cette rythmique (Orbán y est d’une justesse rare) offre à Lukács la possibilité de tordre le temps qui court à la vitesse de ses mailloches. Voici de nombreuses années que nous répétons que Miklós Lukács est un phénomène : de Christophe Monniot dans Ozone à la figure tutélaire du jazz hongrois Béla Szakcsi Lakatos, ses amis musiciens ne s’y sont jamais trompés, de même que le label BMC qui a toujours soutenu sa musique. Il y a avec Music From the Solitude of Timeless Minutes comme un aboutissement. Et n’en déplaise à Einstein, pour une fois, ce n’est pas du tout relatif !