Scènes

Jazzdor et le Völkerverbindung

Jazzdor construit des ponts entre la France, Berlin et Dresde, pour le meilleur.


Le festival Jazzdor de Berlin - dont c’était la 14e édition - a le sens clair et sûr de ses missions et du contexte idéologique dans lequel il travaille. Dirigé depuis Strasbourg, le festival a pour objectif de favoriser de nouvelles collaborations, notamment mais pas exclusivement, entre la France et la scène berlinoise. La leçon à tirer, et à vivre en temps réel lors des représentations à la Kulturbrauerei de Prenzlauer Berg, est que les musicien.ne.s tendent à élargir leurs horizons grâce à de nouvelles collaborations, en particulier lorsqu’ils s’associent à des personnes d’autres pays.

Cette idée de « Völkerverbindung » (relier les peuples) est un trope culturel bien connu en Allemagne. Le message est clair : les musicien.ne.s - et les gens en général - devraient trouver le fait de passer une frontière aussi naturel et évident que les habitant.e.s de Strasbourg, une ville dont la haute et fière cathédrale Notre-Dame est visible depuis l’Allemagne, à moins de 7 kilomètres.

San © Stefanie Marcus

Ce « 14e Festival Jazzdor Strasbourg-Berlin-Dresde », auquel j’ai assisté (à l’exception de la soirée d’ouverture), aurait pu choisir de renouveler et de renforcer cette mission habituelle après une pause forcée de deux ans. Mais le temps passé en suspens a clairement donné aux programmateurs le feu vert pour plus d’expérimentations. Comme l’indique l’édito de Philippe Ochem, le directeur de Jazzdor : “Plus que jamais, ce programme va à la recherche de l’Autre, nous aide à nous reconnaître dans le visage d’un autre nous-même."

Le concert le plus marquant a été celui de la dernière soirée, donné par un quintet composé du pianiste Florian Weber, des saxophonistes Anna-Lena Schnabel et Daniel Erdmann, ainsi que du bassiste Joachim Florent et du batteur Edward Perraud.

Jazzdor a toujours été à l’avant-garde des programmes français


Il y avait un élément nouveau cette année : « Dresde ». Un plan avait été mis en place avant la pandémie pour travailler en partenariat avec le Tonne Club de Dresde, afin de permettre à certains des groupes qui font le voyage depuis la France de pouvoir jouer dans plus d’une salle en Allemagne. Ces projets se sont finalement concrétisés. [1]

Une autre constante c’est que Jazzdor a toujours été à l’avant-garde des programmes français visant à développer des talents plus jeunes et moins connus, notamment par le biais du programme « Jazz Migration », mais aussi dans d’autres contextes. Dans certains cas, ces groupes n’avaient hélas pas encore la présence et le niveau d’énergie nécessaires à une performance professionnelle et pour avoir un impact dans une salle aussi caverneuse.

Le second des trois concerts de la soirée, le groupe San, a laissé la plus forte impression. Nous avons assisté à une nouvelle collaboration entre des musiciens d’origine japonaise. Taiko Saito (vibraphone) et Satoko Fujii (piano) ont travaillé ensemble en duo et ont réalisé un album bien accueilli, mais l’adjonction de la batteuse strasbourgeoise, extrêmement vive et à l’esprit positif, a apporté une nouvelle dimension ; la joie que les trois musicien.ne.s ont trouvée dans cette collaboration était palpable. Yuko Oshima est connue des habitué.e.s de Jazzdor, et elle était associée à la pianiste Eve Risser dans le duo Donkey Monkey. Cette performance berlinoise avait une grande palette dynamique, les trois musicien.ne.s passant de la plus petite touche de percussion ou d’un souffle sur les cordes du piano au bruit élémentaire et écrasant d’un ensemble. Taiko Saito a également une approche fascinante de « talking drums » au vibraphone. Les introductions des airs de Saito sont joyeusement factuelles et épigrammatiques. Les deux derniers titres, par exemple, s’appelaient « Freedom » et « Strawberries ». Que demander de plus pour l’été ?

Le premier groupe de la soirée était le trio du saxophoniste Matthieu Bordenave avec le pianiste Florian Weber et le bassiste Patrice Moret, dont l’album en trio, La Traversée sorti en 2020 sur ECM, a été remarqué. Leur set a surtout revisité cet univers de musique de chambre réfléchi. Il était intéressant d’entendre Florian Weber s’adapter si bien à ce contexte. Cela a préparé le terrain pour le vendredi soir, afin qu’il montre tout ce qu’il avait encore à nous offrir.

J’ai également entendu la première partie d’un set du quintette « Idiome Uni » de Julia Kadel, déjà entendu à Strasbourg en octobre dernier. Kadel a un groupe solide autour d’elle : Luise Volkmann au saxophone, Maria Reich au violon et à l’alto, le bassiste Ivan Gélugne et le batteur Emmanuel Scarpa. Je n’ai pas écouté tout le set, mais le passage le plus fort que j’ai entendu est le plaidoyer passionné de Kadel - en français - pour la tolérance et pour l’écoute mutuelle.

The Killing Popes, Marc Ducret et Claudia Solal © Stefanie Marcus

The Killing Popes est un groupe berlinois qui a repris l’héritage jazz-rock expérimental de groupes comme Polar Bear et y a ajouté plus - disons beaucoup plus - d’éléments. Il ne s’agit pas seulement de synthétiseurs et de métriques impaires hallucinantes, il se passe toujours beaucoup de choses. On a pu lire : « Mélangeant l’électro-jazz, l’art rock, le hardcore et la musique de club dans une musique optimiste et tordue ». Le groupe a sorti un album bien accueilli, Ego Kills (Clean Feed), et comprend deux Britanniques basés à Berlin, Dan Nicholls et Phil Donkin.
Pour leur set Jazzdor, comme l’a expliqué le leader Oli Steidle, ils joueront leur répertoire habituel et seront ensuite rejoints par deux artistes français qui « avanceront en rampant », le charismatique guitariste Marc Ducret, et plus tard la chanteuse Claudia Solal . Quelle chanteuse fascinante !
Il me semble réducteur de porter l’attention sur le seul fait qu’elle possède dans son arsenal vocal un très performant “whistle register” à la Mariah Carey. Présence, diction, musicalité, une façon totalement engagée d’assumer chaque mot et chaque note qu’elle chante. On en redemande !

Le public de jazz berlinois n’aime pas qu’on lui fasse la morale


Les autres concerts du jeudi comprenaient l’un des groupes de Jazz Migration, Suzanne. Je les avais entendus aux « Rencontres AJC » et j’avais adoré leur délicatesse et leur écoute, mais cette salle me semblait légèrement trop grande pour leur présence qui se développe à petite échelle. Il y avait aussi une performance du trio de Matthieu Mazué, basé en Suisse, et de Michael Attias, de la scène free de New York. Attias est reconnu pour son authenticité et son « absence de spectacle », Mazué développe un art et a une prédilection pour tourner en rond autour d’une cellule rythmique, comme dans la composition « Monolith 1 ». L’objectif est clair ici, mais je souhaitais ressentir plutôt un sentiment de surprise…

Le deuxième groupe du vendredi a donné la performance la plus marquée et la plus efficace de tout le festival. Le quintet composé du pianiste Florian Weber - qui a montré beaucoup plus d’étendue que ce que nous avions entendu le mercredi - de la jeune et puissante saxophoniste alto Anna-Lena Schnabel, de l’énorme capacité expressive du saxophoniste ténor Daniel Erdmann, et de deux rythmiciens très puissants et originaux, le bassiste Joachim Florent et le batteur Edward Perraud, avait choisi un programme varié avec une composition de chacun des membres et ils ont fait preuve d’un engagement total dans l’écriture de chacune. La radio Deutschlandfunk Kultur a enregistré l’ensemble du programme ; on a hâte de le réentendre.

Delphine Joussein © Peter R. Fischer

La soirée s’était ouverte sur le programme « Baldwin en transit » avec la musique composée par le saxophoniste Stéphane Payen. Ayant entendu ce programme à Strasbourg précédemment, j’ai pu noter que cette œuvre a été reçue bien plus généreusement à Strasbourg qu’ici à Berlin. Le public de jazz berlinois n’aime pas qu’on lui fasse la morale et une partie de la salle s’est clairement sentie mal à l’aise face au barrage dense de poésie-slam en anglais, français et parfois néerlandais. Musicalement, comme c’est souvent le cas avec Payen, nous étions entre de bonnes mains. Nous avons pu savourer le jeu poétique de Dominique Pifarély au violon et le son addictif et éclatant de la flûtiste française Sylvaine Hélary. Le dernier groupe était Nout, mené par la flûtiste Delphine Joussein, une juxtaposition délibérée d’élégance et de punk-ish.