Entretien

Clovis Nicolas

Un contrebassiste new-yorkais d’origine provençale

Clovis Nicolas Quartet (Robert Hale)

Converser avec Clovis Nicolas, c’est engager le dialogue avec un jazzman lucide, sûr de son art ; c’est échanger sur son hommage à Sonny Rollins mais aussi sur sa carrière de musicien exilé volontaire à New-York et, trop rarement, de passage en Provence.

- Hormis le fait que vous soyez bassiste, quel est l’intérêt de faire un disque sans instrument dit « harmonique » ? Est-ce une tendance dans le jazz actuel ? On pense aux essais fructueux d’Avishai Cohen le trompettiste notamment…

Pour moi l’intérêt est de rendre la musique plus claire. Quand il y a moins d’instruments harmoniques, ou beaucoup moins, il ne reste plus que deux voix, celle du haut et celle du bas ; cela me donne plus de liberté pour choisir quelle note je vais jouer. C’est un peu arithmétique : moins il y a d’instruments, plus il y a de possibilités. Si j’étais seul, j’aurais encore plus de possibilités.
Quant à comparer ce disque au précédent projet d’Avishai Cohen, le trompettiste… lui, il pousse cette liberté à l’extrême. C’est plus free. Quand on adopte ce format-là aujourd’hui, on se dirige vers le free, Ornette Coleman… et on joue un peu ce que l’on veut. Je voulais faire ça sans jouer complètement free : on joue free, mais à l’intérieur d’une forme.
On est plus libres, mais on continue à jouer les harmonies, les mesures. C’est une autre façon de faire ; je trouve que cela manquait un peu dans la discographie actuelle. Dès qu’on enlève le piano et la guitare, c’est open, out et on fait ce qu’on veut. Moi je voulais faire ça, mais en restant un peu in.

On joue free à l’intérieur d’une forme

- Il n’en existe pas moins une tradition du jeu sans instrument harmonique : vous proposez une relecture de la « Freedom Suite » de Sonny Rollins, l’un des premiers à se lancer dans une formule de trio sans piano…

Oui, et c’était une grande avancée. Mais Oscar Pettiford jouait complètement les harmonies… Or habituellement cette formule est associée à l’idée d’un jeu complètement open ; j’ai voulu la présenter sous un angle différent.
Bruce Harris ou Grant Stewart sont de grands spécialistes de Sonny Rollins ; Kenny Washington, le batteur, est incollable sur Max Roach. Ce qui m’intéressait, c’était de me dire « qu’est-ce qu’ils vont faire de cette pièce de Rollins maintenant, qu’est-ce qu’ils vont en tirer ? ». J’essaie de me mettre dans la position du récepteur en me demandant « qu’est-ce que je voudrais entendre ? ».

- Travailler sur Sonny Rollins, pour un contrebassiste, n’est-ce pas une manière de renouer avec l’adage musical selon lequel, en jazz, il faut « phraser comme un saxophoniste » ?

Oui, c’est vrai ! Il y a tellement de rythme dans la musique de Sonny Rollins que c’est une référence pour tous les musiciens. Tous, pas que les contrebassistes ! Un pianiste, un guitariste, un trompettiste et évidemment un saxophoniste : tout le monde peut apprendre de lui.
Pour le rythme, pour le phrasé, pour les langages… c’est incroyable ! Il ne passe pas une semaine sans que je l’écoute. J’ai contacté son agent : j’ai envoyé deux exemplaires du disque mais je ne sais pas s’il l’a écouté : c’est un très vieux monsieur maintenant !

On met juste un titre et on voit autre chose

- La « Freedom Suite » était un manifeste esthétique mais aussi éthique, voire politique. Est-ce toujours le cas ? Aviez-vous à l’esprit la dimension revendicatrice de cette œuvre lors de la conception de votre disque ?

Quand j’ai commencé à travailler sur ce disque, Trump n’était pas encore élu. Il l’a été un mois après que l’enregistrement a été bouclé. Mon choix est plus musical, mais j’aime bien l’idée qu’un simple titre puisse évoquer quelque chose qui ne soit pas strictement musical. Quand on écoute la « Freedom Suite » de Sonny Rollins, on entend surtout des thèmes assez courts, dans des tonalités majeures ; j’entends plus de joie que de tristesse dans cette pièce.
En plus, le titre met quelque part un point d’interrogation sur la musique, fait voir plus loin. C’est ça que j’aime bien : on met juste un titre et on voit autre chose. Alors j’ai fait un jeu de mots pour le titre de mon album, en rajoutant « ensuite ». Que se passe-t-il soixante ans plus tard ? Que peut encore évoquer cette pièce ? De mon côté, j’ai écrit des parties de trompette, des arrangements où les deux soufflants jouent ensemble. J’ai réadapté pour un quartet.

Et puis j’ai composé six titres dans l’esprit de l’original : c’est un peu une face A et une face B. Sur l’album original, la face B, c’étaient des standards - on jouait beaucoup de standards à l’époque. Comme de nos jours on préfère les compositions, j’ai proposé une relecture de « Freedom Suite » comme une face A, et mes morceaux sur une face B.

Le leader… à l’arrière-plan mais toujours là ! (Robert Hale)

- Comment peut-on accepter l’idée d’être reconnu comme un leader musical ?

J’aime bien l’idée d’être sideman. Je joue beaucoup dans le groupe de Bruce Harris. Mais j’aime aussi composer et développer des idées, chez moi, à la maison. Être leader, pour moi, c’est ça. Des fois, je n’ai pas envie d’attendre que mon leader du moment me demande « veux-tu qu’on joue un de tes morceaux ? ».
Du point de vue professionnel, technique, ça m’apprend beaucoup d’humilité : quand je vois tout ce que les musiciens que je sollicite ont à faire de leur côté… Il y a tout ce qui consiste à organiser, engager, payer les musiciens - maintenant je vois qu’un bon leader, c’est celui qui ne montre pas qu’il fait tout ce travail. Un bon leader, c’est celui qui te met à l’aise pour jouer le mieux possible. Sans parler de tout ce qui est strictement la musique : les impros, l’ordre des morceaux… Quand je vois tout ce que ça représente, je me dis que je deviens un meilleur sideman encore !

Un bon leader, c’est celui qui te met à l’aise pour jouer le mieux possible

- Dans votre cursus d’apprentissage de la musique, on vous avait préparé à être un leader ?

Quand j’ai commencé à jouer en Provence, il y a plus de vingt ans, avec Olivier Témime notamment, j’étais sideman. C’est à la Julliard School qu’on m’a appris à vraiment conduire un ensemble de musiciens, en me donnant des échéances.

Par exemple tu reçois un mail : « Clovis, la semaine prochaine tu fais un hommage à Horace Silver avec six musiciens ». Souvent, d’ailleurs, on jouait au Blue Note. Tu te retrouves à devoir écrire des arrangements et recruter des musiciens en sept jours ! Et à la fin de l’année, il y a un récital où tu dois jouer trois standards et trois compositions originales. Pour cela tu as le temps d’une année scolaire mais on attend de toi que tu apportes une touche personnelle. Il faut faire du neuf. On a la liberté de faire un trio, ou un big band, et il y a des ateliers d’orchestre pour s’y essayer.

J’ai commencé comme ça et en fin de compte je me suis retrouvé avec beaucoup de matériel. Alors je me suis pris au jeu : j’ai fini par proposer ça à une maison de disques qui l’a pris, Sunnyside, et là c’est parti !

En plus, quand un premier disque sort, on te dit tout de suite « Tu fais quoi pour le prochain ? ». J’ai fait un peu comme si j’étais à l’école : j’ai un thème, un angle musical original, sans instrument harmonique. Et là je commence à réfléchir au prochain.
La chance que j’ai eue, c’est d’être autodidacte en contrebasse jazz : ici à Aix-en-Provence j’ai bien fait un peu de classique, et des ateliers jazz avec Jean-François Bonnel, mais pour le jazz, je me suis mis direct à relever tout ce que je pouvais dans les disques ! C’est la meilleure école.

par Laurent Dussutour // Publié le 1er juillet 2018
P.-S. :

Merci à Robert Hale pour ses clichés