Entretien

Dans la lumière de Jean-My Truong

Rencontre avec un musicien sensible qui publie Sun Is Back après six années de silence.

Un nouveau disque symbole de retour à une vie pacifiée, un demi-siècle passé en musique depuis la sortie de l’adolescence, un parcours marqué par les amitiés durables… Jean-My Truong n’est pas seulement un batteur inspiré, il est aussi – avant tout sans doute – un être humain dont les vibrations personnelles sont une réponse à celles d’un monde en bouleversement. Il était temps de faire plus ample connaissance avec lui.

- En quelques mots, pouvez-vous nous dire comment vous êtes devenu musicien ? Sachant que vous avez commencé à vous produire sur scène très jeune.

La musique est arrivée d’une façon très simple. J’ai été spontanément dans le plaisir de jouer et pendant assez longtemps, je ne pensais pas devenir musicien professionnel. Lorsque j’étais très jeune, en vacances à Brive, mon pays natal, des musiciens répétaient en pleine nature, dans un pré ; j’ai tout de suite eu le coup de foudre pour la batterie. La maison de ma tante étant juste en face des bois, je suis allé couper des branches d’arbres afin de tailler des baguettes pour taper sur des chaises en bois et des pots de peinture. Plus tard avec mon frère, nous avons monté des groupes de rock et très tôt, j’ai été attiré par le jazz en voyant Art Blakey à la télévision. Toujours à Brive j’ai vu pour la première fois Claude Nougaro en concert avec de merveilleux musiciens de jazz dont Eddy Louiss, Maurice Vander… Et puis, vers l’âge de 19 ans, j’ai eu la chance de jouer avec le contrebassiste Jean-François Jenny-Clark (qui avait joué avec Keith Jarrett) et le pianiste Joachim Kühn. C’est Jean-François qui m’a poussé à devenir un musicien professionnel.

- Revenons, si vous le voulez bien, à quelques expériences passées. Car vous avez été partie prenante au cours des années 70 de plusieurs formations importantes qui ont sans doute eu une influence déterminante sur votre parcours. Je pense ici à Perception, Zao et Surya.

Perception s’inscrit dans la période où j’ai joué avec Joachim Kühn et Jean-François Jenny-Clark. Didier Levallet m’avait vu jouer avec ces musiciens et c’est lui qui a eu l’idée de monter ce groupe où nous a rejoints Yochk’o Seffer. C’est ensuite avec Yochk’o et Faton Cahen que s’est constitué le groupe Zao, à l’époque de Magma. À cette période j’allais chez Christian Vander, on travaillait la technique et on passait de bons moments ensemble. C’est vers la fin de Zao que j’ai demandé à Didier Lockwood de nous rejoindre. Nous avons ensuite formé le groupe Surya (le soleil en sanskrit), j’avais proposé ce nom à Didier et il avait trouvé que ça sonnait bien.

Jean-My Truong © Fabrice Journo

- Justement, vous évoquez Didier Lockwood. C’est un musicien qui a énormément compté pour vous.

Je l’ai connu alors qu’il avait 16 ou 17 ans. Que de beaux souvenirs avec Didier, la gentillesse, la belle innocence de la jeunesse, j’ai tout de suite senti qu’il allait faire une belle carrière. C’était vraiment l’ami d’une vie, on a pris notre envol ensemble, même au milieu de son emploi du temps bien rempli, on se retrouvait avec tellement de joie et une si belle tendresse. J’ai eu beaucoup de chagrin quand il est parti, nous devions nous revoir alors que je sortais d’un burn out, on s’envoyait des messages plein d’affection, on échangeait nos regards sur cette vie qui change et nous exprimions le fait qu’il était important d’entretenir la flamme que l’on a au fond du cœur, là où d’une façon magique on peut y ressentir un Amour inconditionnel qui embrasse tout…

- Que retenez-vous de la période des années 80-90, lorsque vous avez travaillé plutôt dans le domaine de la « variété » (Indochine, Bashung, Khaled…) ?

Tout cela était une autre expérience musicale et humaine, j’ai essayé de servir au mieux la musique de tous ces artistes. Avec Indochine, c’était l’expérience des gros concerts et de la fête avec les nombreux fans. Avec Bashung, j’ai ressenti un artiste qui cherchait constamment, il était souvent sur un fil avec un regard bien à lui.

- Aujourd’hui, vous voici de retour avec Sun Is Back, près de six ans après Secret World, lui-même distant de cinq années avec The Blue Light. Vous semblez avoir besoin de temps entre deux projets, c’est un minimum nécessaire ? On imagine aussi que le confinement de 2020 a exercé une forte influence à ce niveau.

Juste après les premiers concerts de l’album Secret World, j’ai fait un burn out assez important et j’étais tellement démuni que je ne me voyais plus rejouer de musique. Ce fut une longue traversée, je ne voyais plus personne, mes amis se demandaient pourquoi je ne leur donnais pas de nouvelles, notamment mon ami Didier Lockwood que je n’ai malheureusement pas pu revoir avant son départ en 2018, comme je vous le disais. Je ne parle pas de tous les problèmes physiques que le stress a pu engendrer et des acouphènes qui se sont transformés en hyperacousie. Je n’étais bien qu’au milieu de la nature et j’ai repris tous les jours les exercices de yoga, le Qi Gong et la méditation, pour essayer de retrouver le calme dans notre espace intérieur et chasser progressivement les nuages gris que le stress est capable d’engendrer.

Après une très longue période, le goût de la musique est progressivement revenu, mais d’une façon différente : la musique est devenue un canal pour exprimer les émotions et les expériences intérieures que l’on peut vivre, une façon de renouer profondément avec la pureté et la beauté simple qu’il n’est certes pas facile de sentir et de suivre au milieu de notre monde actuel. C’est pendant la période de confinement que j’ai commencé à écrire les morceaux de ce nouvel album Sun Is Back, alors que chacun traversait un isolement collectif forcé qui a pesé pour beaucoup de personnes. De mon côté, j’avais déjà connu cette expérience de désertification humaine et sociale.

- Vous êtes un musicien fidèle en amitié : on retrouve présents à vos côtés sur ce nouveau disque vos partenaires de longue date : Leandro Aconcha (piano), Pascal Sarton (basse) et Sylvain Gontard (bugle). Avec l’arrivée d’un « petit nouveau », Antoine Boyer à la guitare. Parlez-nous de ce petit cercle.

J’ai toujours aimé jouer en groupe depuis mon plus jeune âge. Et c’est dans ce même état d’esprit que j’aborde mes projets avec mes amis musiciens. Avec Pascal Sarton, mon bassiste, nous nous connaissons depuis plusieurs années, nous avons vraiment une amitié fraternelle. Par conséquent, tout est facile avec lui. J’ai connu mon pianiste Leandro Aconcha plus récemment, et avec lui également nous avons une belle et sincère amitié. C’est un premier prix du conservatoire de Genève, mais il est d’une modestie extrême. C’est lui qui a écrit les arrangements du quatuor à cordes sur l’album ; il écrit aussi pour orchestre symphonique. Pour les morceaux, nous avons juste vu ensemble l’atmosphère dans laquelle nous souhaitions aller. J’ai rencontré Sylvain Gontard pour mon projet sur Miles Davis ; c’est un des trompettistes les plus demandés en France, et nous avons également une amitié qui perdure tout au fil des années. Enfin, très récemment, j’ai fait la connaissance du jeune et talentueux guitariste Antoine Boyer, qui a déjà un emploi du temps très rempli. J’ai donc dû chercher un autre super guitariste, Yannick Robert, avec qui nous avons déjà plein de projets.

- Vous aimez aussi avoir des invités sur vos disques. Sun Is Back ne fait pas exception à la règle. Parlez-nous de ces « guests » et de la façon dont vous avez travaillé avec eux.

J’ai écrit les nouvelles compositions au milieu de cette période de confinement généralisé, et l’idée spontanée a été de réunir autour de mon trio des musiciens de différents endroits de notre planète qui me tenaient à cœur, comme de petits points lumineux et joyeux qui donnent vie à l’unité de notre Terre… J’ai d’abord pensé au son de la guitare et au fil de mes recherches, j’ai fait la connaissance du guitariste américain Hristo Vitchev. Nous avons tout de suite eu des échanges très chaleureux. Je lui ai envoyé les partitions et les supports audio et il a joué ses parties de guitare dans son studio. J’ai pensé également à un très grand guitariste flamenco qui habite en France, Juan Carmona. Nous nous étions déjà rencontrés à l’occasion d’un festival de guitare où je jouais avec le bassiste Dominique Di Piazza. J’avais beaucoup aimé son jeu et sa qualité rythmique impressionnante. J’ai tenu également à ce que mon ami violoniste indien Radhakrishna, qui a fait une tournée avec Ravi Shankar, soit sur ce nouvel album, il a été très heureux de jouer sur « Indi Joy ». J’avais entendu la chanteuse anglaise Nicki Wells, et j’avais été très touché par la qualité de sa voix et sa capacité à chanter les quarts de ton comme dans la musique classique indienne. Elle a volontiers accepté de chanter sur « For Mā » et « Memory of Joy ». J’ai aussi demandé à mon ami bassiste Étienne Mbappé qui joue depuis ces dernières avec John Mc Laughlin, de nous rejoindre sur « Travel Book », un morceau dont la première partie a une couleur africaine.

- Vous avez inclus des cordes, dont les arrangements, comme vous l’avez dit, sont de Leandro Aconcha. C’est une façon aussi de faire entrer la musique classique dans votre répertoire. Est-ce là votre conception de la « fusion » ?

J’aime la musique classique depuis les années où j’ai découvert Igor Stravinsky avec Le Sacre du printemps ou L’Oiseau de feu, mais aussi Bartók, Debussy, Mozart… Peut-être du fait de mon croisement des cultures entre l’Europe et l’Asie, j’aime spontanément toutes les musiques : elles se rejoignent dans un langage universel aux couleurs multiples. Comme je l’ai dit précédemment, c’est Leandro Aconcha qui a écrit les arrangements pour le quatuor à cordes. Pour « Rachma In 7 », sachant qu’il adore Rachmaninov, je lui ai demandé d’arranger une des mélodies que nous aimons tous les deux.

- « Le Soleil est de retour ». Oublions le parallèle qu’on pourrait faire avec le réchauffement climatique. Que voulez-vous dire par là ?

On peut y voir tout simplement le retour du soleil au sourire éternel après des journées pleines de nuages gris, mais aussi le retour à une vie normale après cette longue période de confinement, ou bien encore la fin d’une période sombre que certains d’entre nous ont pu traverser dans leur vie. Avec un autre regard, à la période des rishis ou sages des Védas, il y a quelques milliers d’années, le Soleil était le symbole de la Lumière, la Connaissance, la Vérité. Et selon la cosmogonie hindoue, l’univers est cyclique et nous sommes dans le dernier des quatre cycles, appelé « Âge sombre », mais aussi à l’aurore d’un nouveau cycle où la Lumière de la Vérité est déjà en train de se manifester. Notre époque correspondrait à un grand bouleversement évolutif.

Jean-My Truong © Fabrice Journo

- Vous ne dissociez pas le travail sur votre musique d’une conception très consciente de la vie. On a compris que vous pratiquez en particulier la méditation et le yoga. Comment tout cela s’articule-t-il ?

Chacun des morceaux porte en lui une petite histoire. Par exemple, « Magic Road » est la route que l’on peut prendre d’une façon inattendue dans nos vies, et sans nous en rendre compte, on peut se retrouver sur un chemin magique… « A Moment Forever » fait allusion aux moments les plus beaux qui restent à tout jamais, là où le temps n’a pas de prise… En Europe, le yoga communément pratiqué est le Hatha yoga, il est composé essentiellement de deux éléments, les postures et les respirations dirigées. À mon petit niveau, je pratique ces techniques tous les jours. Pour la méditation, il y a également plein de formes différentes, mais toutes ont en commun le développement de la conscience. Tout cela m’a appris progressivement le lâcher prise, à être tranquille et retrouver le calme intérieur et la confiance, à développer la capacité de concentration de l’attention, à s’élargir en s’identifiant à l’immensité de la mer ou du ciel étoilé les soirs d’été… Cela m’a permis d’ouvrir les portes du dedans et la musique devient de plus en plus l’expression de ce que l’on ressent au plus profond de soi, en essayant de retrouver ce que Léonard de Vinci exprime d’une façon magnifique dans cette courte phrase : « La simplicité est la sophistication suprême ». J’aime aussi tout simplement la vision d’un grand sage indien contemporain, qui a vu que l’homme est un « être de transition » et le yoga, un moyen de « compresser l’évolution naturelle » pour accéder plus rapidement à l’être du prochain cycle.

- Et puis il y a la batterie. Votre jeu est d’une grande précision, d’une présence à la fois forte et discrète. Comment travaillez-vous votre instrument, est-ce un travail quotidien et quelles sont vos références en la matière ?

J’appréhende la batterie un peu comme les percussionnistes indiens qui jouent étroitement avec le soliste.
J’aime souligner les mélodies sur des rythmiques plus complexes, mais qui paraissent simples, tout en gardant une respiration naturelle. Pour le jeu de batterie, j’aime la fluidité des gestes comme dans le tai chi où l’on apprend à laisser circuler l’énergie dans le corps. Je travaille toujours les basiques de l’instrument pour l’entretien et surtout je cherche des combinaisons rythmiques : je continue à travailler très humblement le konnakol qui est une technique de percussion vocale de l’Inde du Sud.

Pascal Sarton & Jean-My Truong

- Quelles musiques écoutez-vous, quelles sont vos sources d’inspiration ?

Je n’écoute plus beaucoup de musique, mais j’aime les choses nouvelles. Parmi les musiciens actuels, j’apprécie beaucoup Avishai Cohen, il amène une autre couleur, un croisement entre la musique classique, le jazz, les mélodies et les rythmes israéliens… J’aime le pianiste Kenny Werner pour sa poésie et son sens étonnant du tempo, je l’ai rencontré avec son batteur Ari Hoenig que j’admire beaucoup. J’aime également le guitariste New-Yorkais Jonathan Kreisberg qui a un jeu remarquable. En France, le jeune batteur Nicolas Viccaro a un jeu incroyable, il joue avec un des musiciens que j’adore. Et puis John Mc Laughlin, qui va bientôt rejouer avec son merveilleux groupe indien Shakti. Bien sûr, j’ai beaucoup aimé Miles Davis avec son batteur de génie Tony Williams et son pianiste Herbie Hancock. Chick Corea également, que j’ai bien connu à l’époque où j’étais proche de Dave Weckl. J’allais avec eux sur les concerts, on mangeait ensemble, j’ai plein de beaux souvenirs avec Chick. D’ailleurs, sur l’album, Leandro a écrit un morceau qui lui est dédié. D’une façon générale, j’aime tous les beaux musiciens qui expriment la beauté que l’on a au fond du cœur…

- Parlons un peu du futur. Est-ce que vous envisagez de vous produire sur scène avec ce projet et avez-vous déjà en tête le suivant ?

Avec mes amis musiciens, nous sommes déjà en train de répéter pour les concerts et notamment pour le concert de la sortie de l’album. Il y aura le Trio, plus les guitaristes Antoine Boyer et Yannick Robert, Sylvain Gontard au bugle, ma fille Jyoti au chant et le Quatuor à cordes avec ma compagne au 1er violon. S’il est disponible, Étienne Mbappé nous rejoindra. C’est une grande joie de pouvoir réunir tout le monde. Je voudrais spécialement remercier Flavien Pierson du Label Continuo Jazz : il m’a apporté une aide et soutien admirable. Nous avons pu mixer avec l’ingénieur du son d’Avishai Cohen, Lars Nilsson, une personne superbe. Je remercie aussi tous ceux qui ont contribué à finaliser Sun is Back. Mais pour l’instant, c’est ce nouveau projet qui est le plus important. Parallèlement, j’ai en préparation New Standards, un quartet avec le guitariste Yannick Robert, qui consiste principalement en reprises de thèmes de Pat Metheny, Chick Corea, Michel Petrucciani et quelques-unes de mes compositions.