Chronique

Denis Guivarc’h Trio

Reverse

Denis Guivarc’h (as), Jean-Luc Lehr (eb), Chander Sardjoe (dm) + Jozef Dumoulin (p), Minino Garay (perc), Malik Mezzadri (fl), Nelson Veras (g)

Label / Distribution : Onze heures onze

S’il est vrai qu’on parle de musique des sphères, la réalité est, comme toujours, beaucoup plus prosaïque ; l’art des sons est avant tout affaire d’individualités dont le quotidien est fait de rencontres puis d’amitiés. Depuis plusieurs années, sans le revendiquer, ni même fermer la porte à d’autres aventures, quelques musiciens de la même génération (nés au tournant des années 60 et 70) et venus de cultures et horizons différents développent en effet un rapport très fertile à l’enseignement du saxophoniste Steve Coleman : Malik Mezzadri, les membres du groupe franco-belge Octurn, le saxophoniste Guillaume Orti pour ne citer qu’eux. Toute une constellation d’artistes laissant à penser qu’il faut graviter autour des mêmes pôles pour atteindre un jour les sphères en question.

Le saxophoniste Denis Guivarc’h est de ceux-là. Discret sideman apprécié dans ces contextes, il a commencé par faire ses classes dans les Côtes d’Armor, où la tradition de la musique populaire perdure, notamment dans son rapport à la danse. Il ne s’agit pas ici de retracer son parcours (il fut par exemple l’élève de Pierrick Pedron, breton lui aussi), mais plutôt de noter l’importance que la musique a pu revêtir pour lui, dans son interaction avec le corps.

On le retrouve quelques décennies plus tard sur le disque qu’il signe aujourd’hui en formation triangulaire. Réputé pour sa technique imparable, il y présente douze titres dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont lumineux. Sans prétention, sans excès, ils baignent dans une atmosphère claire de premiers jours de l’été qu’un saxophone, une basse électrique et une batterie suffisent à évoquer. La connivence et l’entrejeu participent tout autant que la qualité des compositions à ce plaisir de l’oreille. La virtuosité n’est pas absente ici, mais c’est avant tout d’un point de vue ludique, voire sportif, qu’il faut envisager ce disque - au sens où cette pratique nécessite un entraînement méthodique, un respect des règles et de la discipline.

Reverse témoigne d’un sens de la vitesse enivrant. Chaque voix s’exprime à vive allure et les changements de régime sont autant de surprises qui vous laissent constamment en éveil : alternance de ralentissements soudains - bienvenus pour la respiration - et d’étourdissantes accélérations qui doublent le tempo. Mais il y a plus : à ces changements de dynamique s’ajoute un échange d’allures entre les trois partenaires, l’un retenant le temps quand l’autre s’emballe pour le lui rendre quelques mesures plus loin avec une célérité tonifiante. La comparaison avec le sport n’est pas usurpée - c’est là une musique stimulante - non plus que le rapport à la danse : les musiciens se tournent autour, s’entremêlent, s’éloignent et avancent ainsi inéluctablement comme si la pesanteur n’avait plus d’effet sur eux.

La sonorité de Guivarc’h à l’alto tient bien sûr un rôle d’importance : acérée, précise, elle traverse l’air comme si rien ne pouvait l’arrêter. Il fouille ses gammes en tous sens pour n’en prélever que les notes les plus mélodieuses et des lignes parfaitement lisibles. De son côté, le son clair et légèrement écrasé de Jean-Luc Lehr lui permet de véloces déplacements sur le manche, et privilégie le chant ainsi qu’un rythme qui lui est immédiatement assujetti. L’un et l’autre avancent tout proches, et pas seulement parce qu’ils portent ensemble l’harmonie ; le bassiste passe souvent d’une fonction de soutien à celle de co-leader, et l’assemblage anche / cordes forment un tout homogène que vient sans cesse contester et relancer la batterie de Chander Sardjoe. Repéré dans Octurn, puis sur deux disques de Kartet (aux côtés de Delbecq, Dupont et encore Orti), c’est un inventeur incessant de constructions rythmiques complexes. Sa frappe sèche claque, ses impacts sur les cymbales sont un crépitement d’étincelles métalliques. Il parvient toujours à s’immiscer dans les interstices mouvants que Guivarc’h et Lehr ménagent subrepticement. Dans cet univers où chacun est le satellite de l’autre, rien n’est laissé au chaos, l’ordre existe, mais toujours en transit.

Ce trio n’est pas seul pour animer la galaxie dont il est le point central. Quelques comètes attirées par son orbite viennent épisodiquement mêler leur loi à sa gravitation légère. C’est avec plaisir qu’on croise ainsi Malik Mezzadri. Guivarc’h, qui a participé à son disque Saoule (2008), semble avoir retenu ses leçons : si le morceau “Yeah” est de sa main, il pourrait tout aussi bien signé Mezzadri car on y retrouve un air simple, engageant, proche de la comptine, qui rappelle le travail du flûtiste. Nelson Veras à la guitare ou encore Minino Garay aux percussions viennent aussi se fondre dans la formule trio sans pour autant voler la vedette - plutôt en participant à l’élan commun. L’apport le plus consistant est celui de Jozef Dumoulin, ici au piano. Sur “Signal”, chaque phrase, construite en reflet, devient le contrepoint de la précédente. Se tisse alors une trame en forme de fugue, un duel où chacun avance sa proposition puis se retire en glissant sous le propos de l’autre. La composition se dissout dans ce procédé jubilatoire, le jeu s’emballe, grisé par sa propre audace.

Enfin, et apparemment hors sujet, la reprise de « Take On Me » du groupe norvégien A-ha (qui connut son heure de gloire dans les années 80) pourrait prêter à rire si le trio n’avait l’art de s’approprier son lyrisme naïf ; on y sent bien le plaisir de s’essayer à toutes les combinaisons possibles et, d’une manière ou d’une autre, de se propulser vers les étoiles.