Chronique

Dmitry Baevsky

Soundtrack

Dmitry Baevsky (as), Jeb Patton (p), David Wong (b), Pete Van Nostrand (dm)

Label / Distribution : Fresh Sound Records

Qu’est-ce donc qui émeut tant dans le jeu du sax alto Dmitry Baevsky ? Ces alternances entre fulgurance et apaisement qui, d’ailleurs, rappellent davantage Chet que Bird ? Ce son feutré et rugueux qui oscille entre la grâce d’un Paul Desmond et la rage d’un Jacky McLean ?

Assurément un peu de tout cela à la fois. Avec un supplément d’âme issu de son identité de citoyen jazz du monde, qu’il s’est construite au fil de ses pérégrinations entre le Saint-Pétersbourg de ses origines (adaptation paradoxalement funky d’une chanson de son enfance, « Baltyiskaya ») jusqu’à Paris (« Afternoon in Paris », composé par le classieux pianiste John Lewis, est ici livré pianoless), en passant par l’épicentre new-yorkais (« Autumn in New-York », plus que jamais destiné à l’être aimé).

Si son instrument chante autant, c’est bien parce qu’il a joyeusement assimilé quelque chose de l’esprit des lieux qui ont façonné sa personnalité musicale. Mélancolie slave (ah, cet « Evening Song » en ouverture, issu de l’opéra « Le Prince Igor » de Borodine), élégance française (oh, cette coda sublime sur « La Chanson de Maxence » de Michel Legrand) et urgence américaine (ah ce bon vieux « Jody Grind » d’Horace Silver, un méchant funk méchamment bienvenu) façonnent son langage dans un maelstrom de sensations nuancées. Non sans humour, qui plus est : un sens du burlesque, presque cinématographique, émaille l’album d’une facétie malicieuse dans le très « ornette colemanien » titre « Over and Out », ou jusque dans le jusque dans le choix de la reprise du très rare « Le Coiffeur » de Dexter Gordon.

La poétique de Baevsky serait-elle aussi profonde sans la complicité qui le lie au pianiste Jeb Patton ? Les compères prolongent ici leur aventure commencée lors de leur remarquable album en duo (« We Two », 2019). Patton déroule un swing syncopé qui n’est pas sans rappeler l’art d’un Wynton Kelly, échangeant avec le leader sa fonction d’instrumentiste présumé orchestral : il permet au saxophone de Baevsky d’irradier l’ensemble des plages par la grâce de l’accompagnement qu’il lui propose. Et quand il prend un solo, ses prises de risque n’ont pas d’autre visée que d’intensifier le propos du boss. Sur « Bond Street » de Sonny Rollins, notamment, leur relation artistique atteint des sommets.

Bien évidemment, le duo s’est adjoint les services d’une paire de tueurs question rythmique. David Wong, à la contrebasse, est d’une justesse et d’un time sans faille, pendant que Peter Van Nostrand, à la batterie (l’un des maîtres actuels de l’instrument), fait jaillir des pépites de swing rappelant ces bombes dont Roy Haynes nous régalait. Leur maestria dans la relance des discours du saxophoniste et du pianiste sont sidérantes. Sans parler de leur indéfectible complémentarité.

Avec cet album enregistré en 2019 dans le New Jersey, Dmitry Baevsky et son gang de tueurs nous convient dans un tourbillon sensuel et cosmopolite au service de la seule vérité qui compte, celle du jazz.