Scènes

Tourner les pages du jazz

Deux jours au festival Pages de Jazz, à Montolieu, Aude.


Labellisée « Village du Livre », la charmante cité occitane de Montolieu accueille la troisième édition d’un festival judicieusement intitulé « Pages de Jazz ». Une fois passées les étroites rues des bouquinistes (et parfois disquaires), on arrive dans la cour de l’école élémentaire de la commune où se tient le cœur de l’évènement.

Jeudi 18 juillet

Sur les murs, deux bâches consacrées aux « Femmes du Jazz » : cette exposition consacrée aux musiciennes de l’histoire des notes bleues, de Mary Lou Williams à Airelle Besson, mérite d’être montrée dans les lieux où l’authenticité musicale et l’égalité des genres est de mise !

Mary-Lou Williams en majesté pour l’exposition « Femmes de Jazz » (Laurent Dussutour)

L’organisation est menée dans la bonne humeur par une équipe de passionnés, mobilisant familles et voisins, bénéficiant du patronage artistique de Gaël Horellou. Ce dernier semble doté d’un don d’ubiquité : on le croit sur scène qu’il est en train de mettre la dernière main à la balance du concert des stagiaires ; on le croit à la sono qu’il dégaine son saxophone alto pour s’immiscer à un concert gratuit à la terrasse d’un café.

C’est d’ailleurs à son « Organ Project » qu’est dévolue la tâche d’ouvrir les festivités. Il s’agit de son trio avec l’organiste Florent Gac et le batteur Antoine Paganotti, augmenté du saxophoniste ténor Thomas Koenig et du tromboniste Simon Girard. Le jeu plastique du batteur produit des sensations colorées dignes d’un spectacle pyrotechnique, conviant danse et poésie, tant sur scène que dans le public. Les effluves d’orgue Hammond sont parfumées des essences de la cabine Leslie, [1] plongeant musiciens et auditeurs dans un tourbillon d’émotions. Le ténor déroule un phrasé limpide et sait « honker » au détour d’une improvisation collective avec la section de cuivres.
Et quelle section ! Les tutti de saxophones et de trombone sont ravageurs. Le plaisir de la création de riffs, dans l’instant, au détour d’un solo de batterie de Paganotti sur une composition d’Horellou n’est pas sans rappeler ces « head arrangements » qu’affectionnaient les vents de l’orchestre de Count Basie. Au trombone, Girard fait preuve d’un sens de la nuance, en même temps qu’un son vibrato et son growl.
Gaël Horellou se livre corps et âme à la musique dans ses propres compositions (issues pour certaines de l’album « Coup de Vent »), ou de morceaux de compositeurs rarement entendus tel « Minority » de Gigi Gryce (ce bopper trop ignoré qui écrivait essentiellement pour tirer le meilleur des improvisateurs).

Vendredi 19 juillet

Début d’après-midi : première partie de la conférence « Pour une petite histoire du jazz » de Philippe Fréchet. Critique musical, directeur du domaine « Jazz et Musiques Improvisées » de la collection Eupalinos aux éditions Parenthèses, l’homme est assurément érudit et fin pédagogue.

Fin d’après-midi : prestation d’un trio formé par Jules Lerisbé à l’orgue Hammond, Dano Haider à la guitare et Antoine Paganotti à la batterie. En terrasse d’un café du village, on se demande où se situe la principale source de chaleur : le soleil tape fort, mais le trio diffuse une énergie plus brûlante encore. Lorsque le « maître de céans », Gaël Horellou, saisit son saxophone pour quelque standard, la température ne peut que monter de quelques degrés.

Jules Lérisbé, Antoine Paganotti (Laurent Dussutour)

Pierre de Bethmann conduit son trio au Fender Rhodes : « Le Rhodes est un instrument que j’aime énormément, que je pratique depuis longtemps. Très rarement en trio. L’ironie du sort c’est qu’on va jouer des morceaux que l’on n’a jamais joué. Ce que je trouve très intéressant c’est que c’est un vrai instrument, pour moi quasiment acoustique. Il n’y a besoin que d’un amplificateur et il y a un aspect très organique, avec un toucher lourd. Cela reste quand même un piano. Ce qui est difficile pour moi, c’est d’exposer correctement les thèmes car c’est un instrument très riche dans les médiums. »

Le trio navigue en eaux musicales profondes, entre « Think of one » de Monk qui prend des couleurs surprenantes du fait du son électrique et métallique du clavier, et… la deuxième sonate pour piano et violon de Schumann. L’interaction entre les trois musiciens produit des étincelles, comme si l’usage du clavier électrique les amenait vers des horizons musicaux inédits : les bombes polyrythmiques du batteur Tony Rabeson sont chargées de vibrations si positives que la contrebasse de Sylvain Romano en feule de plaisir. Le leader reste extrêmement concentré sur l’exposé des thèmes, tout en faisant preuve d’un sens du lâcher prise, régalant ses complices et le public d’une possession de l’instrument remarquable. Lui-même paraît d’ailleurs possédé par la chaleur de ce dernier.

Un festival résolument organique donc. Tant dans l’organisation que dans la complicité entre artistes et public. Gageons que l’exigence artistique restera de mise.

par Laurent Dussutour // Publié le 29 décembre 2019

[1Du nom de son inventeur, est une sorte d’amplificateur des vibrations de l’instrument