Chronique

Cecil L. Recchia

Play Blue

Cecil L. Recchia (voc), David Grebil (dm), Noé Huchard (p), Raphaël Dever (b), Malo Mazurié (tp), César Poirier (ts, cl)

Label / Distribution : Inouïe Distribution

Avis de braquage musical sur le répertoire Blue Note par le gang de Cecil L. Recchia !
Saluons tout d’abord cette voix, mezzo diraient d’aucun.e.s, à même de s’immiscer dans le moindre intervalle musical, en particulier rythmique. Si l’on devait lui accoler quelque ascendance, ce serait vers la légendaire Annie Ross qu’il faudrait se tourner, ou même vers le swing d’une Anita O’Day. En plus elle a le toupet de proposer des textes sur des thèmes qui n’étaient pas initialement conçus pour être vocalisés [1].
Et quelles paroles ! Des poèmes empreints d’un existentialisme entrant en résonance avec le contexte originel de composition des thèmes mais également avec le devoir de résilience post-confinements. La chanteuse a d’ailleurs tenu à faire figurer une maxime de James Baldwin sur le livret du CD : « Si nous sommes ce que les circonstances font de nous, nous sommes, aussi, ce que nous faisons des circonstances. »
Il faut dire qu’elle a des lettres, avec un parcours universitaire conséquent en littérature anglo-américaine, elle s’est plongée dans les richesses insoupçonnées de cette langue depuis que, adolescente, elle découvrit la poésie d’Edgar Allan Poe…

Retenons ici l’émotion sans pathos qui se dégage de « Portrait of a woman #1 », seule ballade du disque, qui narre les pensées d’une femme sur les violences masculines : l’usage de la troisième personne du singulier contribue à généraliser le propos d’une cruelle urgence et, sur ce duo avec le piano (soulignons la maturité musicale de Noé Huchard, à peine âgé de vingt ans au moment de l’enregistrement de l’album), la voix se fait instrument, prenant parfois des accents de balais de batterie d’une tendresse sans pareille sur une caisse claire imaginaire. Gonflé tout de même de proposer une version de ce thème initialement composé par Wayne Shorter pour les Jazz Messengers d’Art Blakey en 1960 sous le titre « Sleepin’ dancer, sleep on » : de cette version de la franchise du batteur époque Lee Morgan à la trompette, Cecil L. Recchia a tiré la substantifique moelle d’un swing en 3/4 d’une douceur infinie, et, dans son duo avec le pianiste, paraît être possédée par l’écoute réitérée de ce monument du hard-bop (qui pouvait être très doux aussi).
De ce courant musical conjoint de la lutte pour les droits civiques est également issu le hit « Moanin » donc : les "gémissements’ implicites de cet hymne entre bop et gospel sont ici transposés dans une hallucinante introduction en claquements de mains, percussions corporelles et contrebasse comme un appel à la mobilisation des sens et des esprits.
Signalons également ce « Sidewinder » au taquet, sur lequel elle n’a pu s’empêcher de glisser des lyrics en hommage à Francis Wolfe, Le photographe de Blue Note : le tempo accéléré par rapport à la version originale procure paradoxalement une sensation visuelle renforcée par une interaction entre les instruments (dont la voix) qui oscille entre déconstruction et reconstruction -énorme travail aux balais du batteur, David Grebil, par ailleurs maître d’ouvrage du disque. La pochette du disque fait d’ailleurs écho à l’esthétique 60’s avec un je-ne-sais-quoi décalé façon « retour vers le futur ».
La chanteuse, en maîtresse d’œuvre, se permet même, entre autres prouesses, de vocaliser un solo de Freddie Hubbard sur « A Journey » de Herbie Hancock, devenu ici « Driftin’ ». Les vents, loin de se contenter de donner dans le psittacisme, font preuve d’une envie discrète de contribuer à l’aventure jouant cool en section (ce riff entêtant sur « True Blue », ce dialogue avec la batterie sur « The Things to do ») ou développant des solos se fondant dans la quête esthétique d’ensemble -en particulier le trompettiste Malo Mazurié, remarquable de spiritualité funky- quand il ne s’agit pas de contrepoint -belle surprise de clarinette sur « Soulsville".
Loin de tout passéisme, Cecil L. Recchia réussit, avec son groupe, un tour de force musical d’une confondante humanité, invitant à faire danser les bassins comme les neurones.

par Laurent Dussutour // Publié le 24 avril 2022
P.-S. :

[1À part sur « Moanin » sur lequel Jon Hendricks avait posé des lyrics -coïncidence : il avait joué dans un trio avec la sus-citée Annie Ross et David Lambert