Scènes

Esthétique(s) jazz : trains, danseuses nues et Ku Klux Klan

Qui se lève aux aurores pour se rendre à la Dynamo afin d’assister au colloque Esthétique(s) Jazz : la scène et les images ?


Emile Parisien par Yann Bagot

Qui a dit que les passionnés de jazz ne se lèvent pas aux aurores pour se rendre à la Dynamo de Pantin afin d’assister au colloque Esthétique(s) Jazz : la scène et les images ? La seconde journée du colloque propose communications et interventions, à un rythme élevé et au contenu général très dense. Mais on y fait de drôles de découvertes…

La partition de jazz est graphique.

Raphaëlle Tchamitchian introduit Jean-Max Albert qui représente les thèmes de Thelonious Monk en graphique : pas de véritable partition, mais un cheminement plastique du thème. Elle démontre que l’Ensemble Art Sonic réalise le cheminement inverse, avec « Composition With Blue ». Alexandre Pierrepont s’appuie, quant à lui, sur Anthony Braxton, Wadada Leo Smith et Barry Guy pour illustrer pourquoi ces musiciens ont choisi de dessiner pour interpréter leur musique (avec Kandinsky comme référence commune) et inventer une grammaire des formes. La partition graphique (chez Braxton) devient littéralement une carte, un paysage.

Philippe Baudoin fait une conférence ludique sur les couvertures de partitions de jazz. Éminent collectionneur, il en possède plus de 25000. On plonge ainsi dans un univers de polices de caractères, de caricatures, de dessins et graphismes incroyables de la fin du 19e siècle aux années 50. Beaucoup d’entre elles sont également le reflet illustré d’un racisme colonial ou ségrégationniste de cette période. On y découvre avec stupeur une partition éditée pour le compte du Ku Klux Klan… mais une partition de blues !

IN Harmony Sheet Music - Institution Lilly, DeVincent collection

A propos de ces représentations racistes et coloniales, Francis Hofstein évoque ses souvenirs personnels pour remonter aux sources de sa découverte du jazz, via les quelques images disponibles à son époque : photographies commandées par petites annonces, magazines… ses goûts musicaux n’étaient pas encore guidés par les représentations visuelles du jazz. Il pose néanmoins la question du jour : faut-il brûler les collections sur le jazz comprenant toutes les représentations racistes de Noirs, les caricatures les plus grossières ? Ou faut-il les réserver aux initiés, aux chercheurs et spécialistes insoupçonnables de racisme ? Pour lui, comme pour nous, la solution est de les partager, d’en faire une culture commune et avoir la distance nécessaire pour les comprendre et les commenter, les critiquer.

La symbolique visuelle du jazz

Sylvie Pérault présente une étude des programmes et affiches de festivals sur lesquels la symbolique omniprésente de la chanteuse de jazz confine au sexisme ordinaire. Codes couleurs et castes sociales sont toujours représentés dans les dessins évoquant le jazz. Une trilogie de symboles du jazz s’en dégage : la chanteuse, le musicien à vent et le saxophone. En s’interrogeant sur la silhouette dans le jazz, Sylvie Chalaye pose une équation : jazz + silhouette = cinéma. Le mouvement, la musique, les ombres, les dessins animés vont progressivement amener à l’art du film. L’art de la silhouette est celui de la fulgurance, de l’improvisation mais aussi de l’absence de visage. La silhouette noire est de la même couleur que les musiciens, ça tombe bien ! Et l’on parle de Paul Colin, de Kara Walker et Alexis Peskine…

« Le Tumulte Noir, » 1927, Paul Colin

Yannick Seité s’intéresse aux toiles de fond des cabarets, ces décors peints qui évoquaient des paysages exotiques, des intérieurs bourgeois, des temples antiques. Le jazz est un genre spectaculaire, né pour les revues, pour les cabarets ; pas de concert sans décors. Et n’importe quel décor fait l’affaire !

On enchaîne sur une intervention de Michèle Ginoulhiac-Baudeigne à propos du livre Jazz à deux, récente publication de dessins jazz de Willem et Baudoin et de la performance en direct du dessin. Le dessin est-il de la danse sur le papier, de la musique inscrite, une improvisation ? Le dessinateur, parce qu’il doit changer de feuille, à un moment donné, travaille de facto sous forme de séquences, comme au cinéma. On pense aussi à Yann Bagot et Lydiane Ferreri, deux chroniqueurs-dessinateurs de concert pour Citizen Jazz, invités la veille ici-même.

Regarder la musique, écouter les images

Christian Béthune ne montre pas d’images, il les fait entendre. Son intervention « Dessine-moi un train » ponctuée d’illustrations sonores évoque l’univers du chemin de fer dans la culture afro-américaine. Les railroad songs étaient considérées dès le début du XXe siècle comme un genre à part entière chez les musiciens noirs. On pense bien sûr à l’orchestre de Duke Ellington et son fameux « Daybreak Express », mais Sonny Terry nous emmène aussi sur les rails...

Enfin, le lien explicite entre le jazz et le dessin est mis en exergue dans plusieurs contextes. Une performance d’Yvan Robilliard (piano) et Médéric Collignon (bugle, etc…) et deux plasticiens du collectif Nice Art où se réalise en direct une peinture sur le thème du jazz. On y retrouve les clichés présentés auparavant, à savoir la silhouette du musicien à vent… rien de neuf sous le soleil. Les musiciens n’ont que peu d’interaction avec les deux peintres, comme si la greffe n’avait pas pris. L’autre performance est proposée par le collectif 1name4aCrew. Un dessin sur écran animé par ordinateur est en interaction avec la musique créée par des machines (Jérémie Ramsak) et un saxophone (Elie Dalibert). Les éléments graphiques – des traits blancs sur fond noir - se dissolvent, serpentent dans un espace sans fond, presque spatial, galactique tandis qu’une pulsation hypnotisante sourde. Un long voyage en noir et blanc, à la palette graphique et la console 3D (Axel Simon et Clémence Bourdaud). Une tentative intéressante, mise à mal par des problèmes techniques, qui demande encore quelques réglages.

La première journée était consacrée aux dessinateurs de jazz (Cabu, Loustal, Manara mais aussi Yann Bagot, Lydiane Ferreri) ainsi qu’aux dessins animés (Triplettes de Belleville, Cab Calloway).
La prochaine édition, en 2016, aura pour thématique : animal – machine. Au fil des années, les éléments se rassemblent et délimitent progressivement une esthétique jazz dans la scène et les images. Cette (longue) journée fait se rencontrer beaucoup de disciplines différentes, toutes reliées au jazz et permet d’en apprendre encore et toujours un peu plus. On regrette qu’il y ait si peu de public. Bien sûr, il ne s’agit pas d’un concert, mais le jazz est bien plus qu’une musique, c’est aussi une histoire, un ferment pour de nombreux autres arts et il n’est pas mauvais d’en découvrir les différents aspects.
Nécessaire et indispensable pour ne pas mourir idiot.