Scènes

Brussels Jazz Festival, la croisière s’amuse

Le festival de jazz de Flagey est concentré sur quatre jours intenses.


Posé en bord d’étang, face à la plus grande place de la capitale, le paquebot Flagey est à quai et embarque pour quatre jours de musique non-stop. L’ancien bâtiment de la radio et télévision belge a de quoi recevoir. Classé monument historique - l’architecture unique des années 30 signée Joseph Diongre est magnifique – Flagey abrite plusieurs institutions et bureaux dont le centre culturel qui, toute l’année, propose une programmation de musique classique et jazz, un cinéma et d’autres évènements du genre.
Mais, en ce mois de janvier frais et piquant, c’est le Brussels Jazz Festival qui occupe l’espace.

L’espace en question, ce sont plusieurs salles, une grande et une moyenne (de 300 à 500 places), un lobby, un ancien studio de radio, la tour qui domine la ville, le cinéma et le hall pour les after DJ Set. Pendant ces quatre jours, les concerts vont s’enchaîner sans interruption à peine, de l’après-midi à la toute fin de soirée.
La direction artistique de ce festival est assurée en grande partie par Maarten Van Rousselt, par ailleurs responsable musiques à l’année. Le festival est financé par les institutions fédérales et municipales ainsi que de nombreux partenaires, sponsors et mécènes. Citizen Jazz était invité pour suivre ce festival par Visit.Brussels, l’office touristique de la capitale, aux petits soins.

Linda Fredriksson © Didier Wagner

Parmi les concerts du conséquent programme, une grande partie étaient liés à un partenariat artistique avec le label allemand ECM, d’où l’unité esthétique qui se faisait sentir pour la moitié des propositions.
Arrivant en fin de journée, mon festival commence avec le quartet magistral de Linda Fredricksson qui vient présenter son dernier disque Juniper (WeJazz). Dans cette version scénique du disque joué live et sans montage, les contrastes se font entre le clavier et le saxophone. Le débit est doux et lent, et à l’alto, il y a toujours un souffle d’air qui vient finir les notes et les adoucir. Les musiciens sont à l’aise et ce concert confirme toutes les qualités prêtées à Fredriksson qui, depuis Mopo, emprunte des chemins plus personnels et moins virulents, sans pour autant perdre en énergie et en folie.
Le concert suivant, dans la grande salle bien remplie, est celui de la trompettiste britannique Emma-Jean Thackray. Sur la pente ascendante de la renommée, cette musicienne a pourtant présenté un concert décevant et convenu, avec un mélange de sons électro-funk, du chant pauvre et de la trompette hasardeuse.
Heureusement, les Autrichiens de Shake Stew sont venus revigorer les oreilles avec leur musique rodée et maîtrisée qui oscille entre voyage imaginaire nomade et dancefloor extatique. Avec leurs costumes rayés de Dalton, utilisant des extraits sonores de films par-dessus la musique, bourrés d’énergie et d’idées, les sept musiciens parcourent les routes depuis plusieurs années et on le sent à leur attitude sur scène.
Puis, devant un public rajeuni et excité, le claviériste et DJ Henry Wu - Kamaal Williams est venu faire son show. Le concert commence par la projection d’un clip (dont l’utilité reste encore à prouver) et les trois musiciens (clavier, batterie et trompette) s’installent, lentement, très lentement. Il faut un temps pour démarrer les morceaux, mettre en place une tournerie rythmique, lancer les thématiques, etc. Un temps qui s’étire en longueur. Cette musique binaire et dansante a le mérite d’entraîner à danser mais perd en originalité, elle finit par s’auto-ressembler.
Le soir, le DJ Dick d’Alaise fait danser le public du hall.
Le lendemain, une programmation matinale et jeune public propose concert et film. Les concerts grand public reprennent avec le saxophoniste norvégien Bendik Giske. Personnage haut en couleur qui tient plus du mannequinat que de la musique, il vient présenter un solo de saxophone en souffle continu accentué d’effets obtenus par l’intermédiaire de micros placés sur le sax et sur son larynx. Le spectacle est aussi visuel, grâce aux lumières et au strip-tease. Le souffle continu au saxophone trouve ses origines dans les années 30 mais c’est avec Roland Kirk qu’il sera utilisé avec la meilleure des forces. Outil pratique lorsqu’on a des choses à raconter, il n’apporte rien dans le cas contraire. On le sait depuis Kenny G, c’est confirmé ici une fois de plus.

Nabou Claerhout © Didier Wagner

La tromboniste Nabou Claerhout a fait l’objet d’un numéro spécial #Womentothefore en 2020 et elle est aujourd’hui artiste en résidence du festival. C’est son second concert et elle a écrit et arrangé pour un ensemble comprenant six trombones, avec en invité le fameux Robin Eubanks. Un trio rythmique de choc accompagne l’ensemble international.
Autant dire que ça rutile sévère sur la scène de la grande salle. Les cuivres à coulisses ne se font pas discrets. La musicienne rayonne de plaisir à présenter ce projet qu’elle mûrit depuis longtemps et ne cache pas sa joie de jouer avec un musicien aussi reconnu que Robin Eubanks. Tout le concert se passe d’ailleurs dans cette ambiance chaleureuse et un peu potache, entre plaisir et cavalcades. Les arrangements sont clairs et lisibles, laissant la parole à tout le monde sur scène. Les interactions sont peu nombreuses car la musique est très écrite mais les échanges permettent quelques bons moments. On entend parfois quelques couleurs symphoniques et d’autres plus électriques grâce aux effets disséminés. Un bel ensemble qui culmine avec un duo Claerhout / Eubanks posé sur l’archet du contrebassiste Cyrille Obermüller, en grâce.

Black Flower est un nom qui étonne, mais l’ensemble procède d’une scénographie soignée quoiqu’un peu sinistre. Leur « jazz futuriste hybride et progressif », comme il est écrit dans leur présentation, parle du microcosme, du cellulaire et le concert s’enrichit de projection vidéo d’organismes microscopiques. Les cinq musiciens plongés dans le noir jouent une musique traînante et colorée, qui fait penser aux expériences de Pink Floyd des années 70, aux structures répétitives et finalement sans narration évidente.
Celui qui figure sur l’affiche du festival, le saxophoniste Alabaster DePlume, était attendu de pied ferme. Son album Gold (International Anthem) a fait partie des sorties les plus étonnantes de 2022. Ici, il vient en trio avec l’excellente bassiste Ruth Goller (sous-employée ici) et la batteuse Donna Thompson. Alabaster De Plume a fait du stand-up. Entre quelques morceaux de saxophone peu convaincants et décousus, l’artiste parle. Il parle beaucoup, trop, gesticule, fait des blagues, raconte des histoires. Le jeu physique de son corps qui semble désarticulé et son discours à l’incohérence feinte desservent sa crédibilité.
Le soir, la DJ Nixie tropicalise la piste du hall dansant.

Le lendemain, c’est la journée ECM, mais elle commence par une double proposition qui n’a rien à voir. Il s’agit, pour un nombre très limité de personnes, du solo de la contrebassiste Anneleen Boehme et du duo Nabou Claerhout / Lynn Cassiers.

La première a joué dans la salle qui se trouve dans la tour du bâtiment. Un endroit haut perché auquel on accède par un tout petit escalier, comme dans un phare breton. Là, devant une trentaine de personnes, la musicienne a offert un magnifique solo, orchestré par le vent de janvier qui soufflait fort et donnait au concert un aspect maritime. Les lumières rouges, le feutré de l’archet, les boucles électroniques et les mélodies chantantes ont apporté à ce concert un charme indéniable. Boehme est une musicienne pleine de qualités, à suivre de près. Elle se produira d’ailleurs quelques semaines plus tard en solo à Reykjavik pour la première édition du Freyjufest, un festival de musiciennes de jazz.
Puis, on se faufile en passant par les espaces techniques pour rejoindre un ancien studio converti en salle de musique où vont dialoguer Lynn Cassiers - devant sa table submergée de pédales et de boîtes d’effets – et Nabou Claerhout, au trombone augmenté de pédales d’effets. Tout de suite, on plonge dans un univers de nappes sonores planantes et noisy, du souffle, des mots, de la respiration. Autant Lynn Cassiers est à l’aise avec cette pratique, autant on sent la tromboniste préoccupée par ses pédales. Elle semble bien plus à l’aise au trombone seul, qu’elle maîtrise très bien.

Retour dans les salles pour l’enchaînement des groupes ECM. Cette unité esthétique d’un concert à l’autre permet une meilleure fluidité d’esprit que certaines transitions brutales, mais elle a tendance à fusionner les concerts entre eux dans la mémoire.
C’est le quartet de Julia Hülsmann qui ouvre le bal. Le groupe vient présenter son tout dernier projet The Next Door et en jouera les compositions dans un style post-modal qui rappelle le quintet de Miles Davis, sans trompette, et avec un côté romantique allemand manifeste. L’esthétique ECM souffle à plein vent, c’est doux et beau.

Ayumi Tanaka © Didier Wagner

Puis la jeune saxophoniste samie Mette Henriette joue en trio avec deux autres musiciennes que celleux du dernier disque ECM Drifting, dont elles vont jouer quelques titres. Au violoncelle, c’est Tanja Orning et au piano la jeune et talentueuse pianiste Ayumi Tanaka, qui a déjà fait les honneurs de la UNE lors du #Womentothefore. La musique est éthérée et assez classique dans le genre, la narration entière tient sur un fil ténu, presque trop pour en supporter le poids. Malgré de beaux moments, les flottements nombreux viennent étioler la trame de ce concert.
Puis c’est au tour du projet ambitieux du pianiste néerlandais Wolfert Brederode, Ruins and Remains (ECM, 2022). Autour d’un répertoire composé avec comme thématique la Première guerre mondiale et les destructions corollaires, accompagné d’une batterie et du quartet à cordes Matangi Quartet, le public plonge dans un monde où le contemporain se frotte au jazz, au minimalisme répétitif qui s’étend de Max Richter à In Love With. L’attelage des cordes et de la rythmique est magnifique et malgré les partitions qui rigidifient un peu l’ensemble, on se laisse emporter par le lyrisme et la cinématique.
Puis le pianiste Benjamin Lackner en quartet, surnommé le nouveau Keith Jarrett – ce qui ne semble pas une bonne idée – vient jouer une musique plutôt enlevée qui met en valeur les musiciens du quartet, notamment Manu Katché (batterie) assez en forme.
Le festival se termine, on pouvait aussi regarder, dans les foyers publics, l’exposition du photographe Patrick Van Vlerken, également présent lors du festival. Un festival qui, d’ailleurs, laisse les photographes travailler en leur permettant de circuler sur les côtés et devant la scène, condition indispensable à l’illustration des concerts. C’est donc possible.
Brussels Jazz Festival se tenait habituellement sur 10 jours avant le COVID et c’est un redémarrage sans contrainte sanitaire qui se fait là sur 4 jours, très intenses donc. Il est probable que les organisateurs élargissent l’espace temps l’année prochaine. Sa programmation éclectique et au fait de l’actualité permet en grande partie de remplir les salles et de faire de Flagey le point central du jazz pendant ces quelques jours.
Ce festival belge est donc l’un des premiers évènements de l’année en Europe et a toute sa place dans le circuit des festivals, d’autant qu’à Ixelles – la commune de Flagey – comme à Bruxelles, on profite du savoir-vivre belge, qui privilégie la coolitude des choses.