Tribune

Du jazz dans les femmes

Compte rendu de la journée d’étude « Les femmes dans le jazz d’hier à aujourd’hui, état des lieux, perspectives de recherche », Université de Tours le jeudi 3 octobre 2019.


A l’initiative de Vincent Cotro, musicologue à l’université de Tours, cette journée d’études se propose de dresser un état des lieux sur les femmes dans le jazz. Conviant plusieurs intervenants universitaires mais pas uniquement, ce sujet qui, plus largement, touche chacune et chacun d’entre nous, est l’occasion de faire avancer les études sur les genres dans le monde artistique. Il est surtout le moyen de mettre des mots sur des pratiques intériorisées par les acteurs et ainsi, d’une certaine manière, de faire évoluer les mentalités. Même si la partie n’est pas encore gagnée.

Au moment où vient de sortir une enquête intitulée “La représentation Femmes / Hommes dans le jazz et les musiques improvisées” [1], cette journée d’étude montre, s’il en était besoin, que depuis les bouleversements induits par le mouvement #MeToo et #BalanceTonPorc, le travail mené dans l’ombre par certain.e.s universitaires sur les femmes est enfin pris en compte, voire permet de développer de nouvelles perspectives.

Nous sommes au lendemain du concert donné par Mary Halvorson au Petit Faucheux, partenaire de l’événement. Deux hommes et une femme interviennent le matin dans un amphi du Département de Musique et Musicologie et cette vérité factuelle sur le sexe, non pas des anges, mais des universitaires dans le cadre de ce sujet est toujours prompte à créer du soupçon. Peut-on parler, quand on est homme, de ce qu’on n’est pas (et l’auteur de ces lignes se met dans le lot) ? Peut-on quand on est femme - et dans la minorité - être dans l’objectivité la plus pleine ?

cette confrontation principalement idéologique se construit sur des antinomies de domination : noir contre blanc, sauvage contre civilisé, musique de divertissement contre musique d’art, femme contre homme.

L’appareil scientifique dont se dotent les chercheurs vient à bout de ces paradoxes. À commencer par Martin Guerpin qui vient parler des Écrits sur le jazz européen dans l’entre deux-guerres : un discours genré ? À partir d’un corpus de textes minutieusement, voire malicieusement analysés, il nous présente durant les années 20, les distinctions entre jazz américain et jazz européen portés par les figures de Paul Whiteman et Jack Hilton.

Une musicienne : Sophie Bernado, photo Christophe Charpenel

Les reproches de l’un à l’autre (et vice versa) se font à coups d’opposition masculin/féminin. Valorisant une terminologie mâle, les Américains voient de la « spontanéité », de l’« exubérance », du « courage » dans leur musique, qui, par sa force physique rythmique « virilise l’art » (le mot est de Cocteau). En retour, les Européens, la pensent volontiers « violente, avec un fort esprit de conquête » et proposent plutôt une musique qui « sécrète du gai, de la mélancolie, de la sentimentalité ». Ces termes sont, à l’époque, l’apanage de la femme et, par ses aspects cultivés et sophistiqués, nuancent et affinent la brutalité yankee dans leurs compositions.

Plus généralement, cette confrontation principalement idéologique se construit sur des antinomies de domination qui structurent les discours : noir contre blanc, sauvage contre civilisé, musique de divertissement contre musique d’art, femme contre homme. Au-delà des points de vue de chacun, ce sont les croisements et les allers-retours qui finiront par enrichir la musique de part et d’autre de l’Atlantique. Les sons ne sont ni masculins ni féminins.

Pierre Fargeton, auteur d’une imposante et, pour l’heure, définitive biographie d’André Hodeir (plus de 700 pages qui semblent indépassables : André Hodeir, le jazz et son double (Editions Symétrie) nous fait découvrir Madeleine Gautier. Épouse de Hugues Panassié, elle a été éclipsée par la figure envahissante de ce dernier mais aura été une grande amatrice de jazz et, comme lui, l’aura défendu, aimé, critiqué. Participant étroitement à la réalisation de la revue Jazz Hot, c’est une personnalité entière, complexe, souvent obtuse mais plus subtile toutefois que Panassié lui-même. En la sortant de l’ombre, Fargeton lui rend hommage et atténue le rôle univoque du pape de Montauban. Les grands personnalités seules n’existent pas, tout est toujours un travail d’équipe.

Le constat est tranchant, Marie Buscatto l’affirme, chiffres à l’appui, rien ne bouge.

Une musicienne : Christine Bopp, photo Christian Taillemite

La fin de la matinée se clôt par la venue de Marie Buscatto. Son approche sociologique est le reflet immédiat de notre époque. Musiciennes de jazz. Des processus contraires aux ressorts de la transgression fait écho à son ouvrage paru en 2007 Femmes du jazz. Musicalité, féminités, marginalités. (Editions CNRS). La chronique de ce livre par Diane Gastellu sur Citizen Jazz en 2009 résume bien le propos. De la difficulté d’être une femme musicienne dans un environnement masculin. De la difficulté d’être une femme musicienne quand nombreux voient en vous uniquement un objet de séduction (partie intéressante sur les stratégies mises en place par les femmes pour contourner ce statut : fermeture de la séduction ou encore renversement des stigmates en affirmation excessive). De la difficulté d’être une femme musicienne quand elle tient le rôle de la mère, reste au foyer au détriment de sa carrière. Le constat est tranchant, Marie Buscatto l’affirme, chiffres à l’appui, rien ne bouge. Quid, pourtant, des musiciennes qui, ces dernières années, défendent de plus en plus, des projets personnels ? Que dire des hommes sensibilisés aux combats féminins qui tentent de changer leur comportement ? Trop tôt sans doute et trop peu nombreuses et nombreux encore.

En début d’après-midi, plus léger dans le fond, plus formel, mais non moins intéressant, Ludovic Florin (chercheur et auteur de Carla Bley, l’inattendu-e, Collection Jazzland, Naïve Livres et également rédacteur à Jazz Magazine) nous parle de quelques cheffes d’orchestre. Carla Bley, Maria Schneider, Miko Hazama. Selon les personnalités, la féminité est un attribut qu’on détourne, qu’on moque ou dont on se moque. Chacune en fait ce qu’elle en veut pour que, là encore, vive prioritairement la musique.

Une musicienne : Elodie Pasquier, photo Frank Bigotte

La journée se clôture par une concert-conférence avec le duo Chloé Cailleton et Guillaume Hazebrouck. Super Jazz Women nous chante l’histoire du jazz à travers quelques grandes figures féminines. Suivi d’une table ronde avec notamment Françoise Dupas, femme et directrice du Petit Faucheux, certainement intéressante mais à laquelle nous n’avons pas pu assister.

Le temps des médias et de l’embrasement #MeToo, le temps de la prise de conscience n’est pas celui des sociétés. Le combat est encore long pour parvenir à une réelle, profonde et durable égalité entre les humains. La conclusion revient à une musicienne, en aparté : “l’émergence de ces problématiques et leur formalisation nous permettent à nous les femmes, désormais, de nous autoriser”. En ce sens, ce genre de journée est effectivement indispensable.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 3 novembre 2019

[1réalisée par l’AJC, l’association Grands Formats,la FNEIJMA et l’ADEJ et avec le parrainage du Ministère de la Culture