Take the « A » Fjord
Tour d’horizon coloré du jazz venu des fjords.
Take The « A » Fjord
La Norvège est un petit pays. L’assertion semble étrange, tant l’évocation de cette terre scandinave suscite au contraire un imaginaire associé à la grandeur. Le grand nord, les étendues vierges, les fjords, les aurores boréales et les terres qui lorgnent sur l’Arctique… sur la carte postale, tout sort du cadre. Et pourtant. Avec modestie, la Norvège est un petit pays qui ose voir les choses en grand. 5 millions et demi d’habitants seulement, mais un passé et un présent qui comptent lorsqu’il est question de jazz et de vitalité des musiques improvisées. Bien sûr, une partie de cette vitalité est permise par des institutions généreuses, elles-mêmes nourries par des rentes pétrolières. Celles-ci n’empêchent pas la population de garder une forme de vigilance envers ses dirigeants et de rester méfiants quant à l’avenir. Partout on sait que l’âge de l’or noir a une fin. Alors cet ancien pays de pêcheurs, au passé sombre, ayant tardivement pris conscience de sa chance, la savoure. Les Norvégiens n’oublient pas d’être généreux et veillent à ne pas tomber dans un cynique consumérisme. Jusqu’ici plus insaisissable et moins européenne que sa sœur siamoise, la Suède, ou les autres pays scandinaves, il semble désormais que la Norvège et sa scène jazz rayonnent particulièrement.
Début du XXe siècle, la voie du nord
Si l’on regarde l’histoire et le dessous des cartes, il semble en effet que les émissaires de la note bleue d’après-seconde guerre aient emprunté la voie du nord (c’est le sens étymologique du mot « Nor-vège » en français, « Nor-way », en anglais / Norge ou Noreg en norvégien) en passant par Oslo au même moment que Copenhague ou Stockholm. Ils ont rencontré un terrain musical très fertile, porteur d’une longue histoire de musiques traditionnelles déjà basées sur l’art de l’improvisation. En effet, les cultures Sami du nord (aujourd’hui représentées par les chanteuses Mari Boine ou Agnes Buen Garnås) et folk de l’ouest (flambeau repris par Nils Økland ou Erlend Apneseth, hérauts actuels du violon hardanger) bénéficiaient déjà d’un public et de générations de musiciens convaincus par la nécessité de perpétuer ces modes de jeux et répertoires. Le jazz américain a officiellement débarqué en Norvège en janvier 1921, au Grand Hôtel d’Oslo (la ville était alors appelée Kristiania) [1], s’y est nourri puis y a littéralement explosé dans les années 60, avec une touche, un souffle, un ton à nul autre pareil.
- Jan Garbarek à Marciac août 2015 © Michel Laborde
L’ère ECM
S’il faut retenir un nom, un représentant et pour tout dire une star qui a donné une visibilité internationale à la scène norvégienne, c’est le saxophoniste Jan Garbarek. Un talent et une ouverture qui a su éviter la fusion au profit d’une capacité à relier les avant-gardes mondiales, dans les années 70, puis les traditions et voix du monde à partir des années 80. Avant lui, le guitariste Terje Rypdal et la chanteuse Karin Krog ont su obtenir une reconnaissance sur la scène internationale et amener médias et musiciens à se rapprocher de la fertile Norvège. C’est aussi parce que l’avènement de Jan Garbarek ouvre l’ère ECM. Le Munichois Manfred Eicher a en effet trouvé chez le Norvégien Jan Erik Kongshaug plus qu’un frère, un jumeau d’armes. Tous deux empruntent aux enregistrements classiques, ce goût quasi sacré pour la réverbération et cette place royale laissée au silence et à l’espace, à l’opposé des prises sonores chargées de promiscuité et de grain de certaines productions américaines. Plus qu’une ingénierie et une technique, ce duo a façonné une identité sonore, qui s’est propagée à bon nombre de productions, de disques, de projets musicaux « scandinaves ».
la suprématie du son de cathédrale païenne
En 1970, Garbarek publie Afric Pepperbird et obtient la reconnaissance mondiale escomptée et méritée. En 1974, il devient le saxophoniste du quartet que Keith Jarret nomme (pompeusement) son European quartet, celui qui lui ouvre les portes de l’Europe avant même de conquérir les millions et les records du Köln Concert. L’album-clé, c’est bien sûr le bondissant Belonging enregistré avec le Suédois Palle Danielsson [2] et le Norvégien Jon Christensen à la batterie. Cet âge d’or du son ECM doit énormément à Kongshaug, décédé le 5 novembre 2019 à Oslo.
C’est autour de la création de son propre studio, le Rainbow studio, à Oslo en 1984, où Eicher enregistrera nombre de disques du label à partir de cette date, que se sont enchaînées trois décennies de chefs-d’œuvre. Elles voient l’avènement de « monstres » du jazz norvégiens, tels que la chanteuse Sidsel Endresen et le trompettiste Nils Petter Molvær. ECM portera la plupart des grands élans de leur carrière et leurs tournants souvent géniaux. Le chant libéré du signifiant, du poids des mots, dans So I Write (1990) pour la première, et l’électronique pour le second avec l’album totémique Kmer, sorti en 1997, pour le second.
Labels et collectifs prennent la tangente
Mais les années 1970 n’ont pas vu que la suprématie de ce son de cathédrale païenne, aussi vénéré que critiqué au fil du temps. En parallèle, un trio a écartelé les carcans pour créer un son bien à lui, entraînant dans son sillage maintes générations de fous du free. C’est celui du pianiste Svein Finnerud avec Bjørnar Andresen à la contrebasse et le batteur Espen Rud. En deux albums toujours incontournables, Plastic Sun (1970) puis Min Bul (1971) avec Terje Rypdal à la guitare, ils ont décongestionné l’époque et les idées reçues dans un grand bal de couleurs, énième preuve que l’âme exploratrice des descendants vikings n’est pas faite que de conquêtes sanglantes.
- Nils Petter Molvaer - Jazz in Marciac août 2011 © Michel Laborde 2011
Au début des années 1980, c’est le label ODIN qui joue les passeurs avec le groupe Masqualero, réunion de deux générations. Entre la rythmique de Jon Christensen et Arild Andersen et Nils Petter Molvær, déjà lui, âgé de vingt ans tout juste. ODIN devient même légendaire en publiant l’album Fairy Tales de la comète Radka Toneff. L’interprète à la voix intime, si douce et pourtant si bouleversante, publie ce duo avec le pianiste Steve Dobrogosz en 1982. Il devient le plus populaire des disques de jazz norvégiens mais porte à jamais le sceau du drame, car la chanteuse se donne la mort quelques mois après sa sortie.
- Bugge Wesseltoft © Jeanne Davy
D’autres artistes ont fait bouger les lignes, comme le pianiste Bugge Wesseltoft qui a créé son label, Jazzland, pour livrer à partir du bien nommé New Conception of Jazz, sa version d’un nu-jazz embrassant sans complexe pop et jazz. Sur le label Curling Legs, où l’on trouve ses plus gros succès (notamment en duo avec la chanteuse Sidsel Endresen) on croise Trygve Seim, saxophoniste fédérateur. Son jeu ample, sa philosophie bouddhiste et son appétit naturel pour les musiques du monde lui donnent la carrure pour reprendre le leadership du collectif culte Oslo 13 et lancer son projet phare The Source, lorsqu’il ne transforme pas tout simplement les albums signés sous son nom en créations collectives (Different Rivers sorti en 2001 chez ECM).
une free music musclée et pour tout dire hyperactive, s’enracinant dans la transe, renouant avec l’héritage afro-américain
Sur le label Rune Grammofon, c’est avec Supersilent que le jazz et l’improvisation en particulier font un pas de géant dans la modernité et la notoriété. Le souffle éthéré de son trompettiste Arve Henriksen illumine chaque concert dans les années 1990 et 2000 et fait de ce trio l’une des formations cultes du pays. Les générations 2000 et 2010 fusionnent rock expérimental, ambiant, drone et construisent de solides ponts avec la scène nord-européenne et américaine. Rune Grammofon est aussi le label qui assume ses amours fous avec le rock psyché (Motorpsycho, Elephant 9… ) jusqu’au métal de l’ébouriffante Hedvig Mollestad et d’un autre guitariste aussi inclassable que magnétique, Stian Westerhus.
- Stian Westerhus Jazz à Luz 2019 © Michel Laborde
Ambassadeurs d’une free music musclée et pour tout dire hyperactive, s’enracinant dans la transe, renouant avec l’héritage afro-américain et se libérant complètement du poids de ce fameux « son nordique », la génération des Ingebrigt Håker Flaten, Mats Gustafsson (Suède) et Paal Nilssen-Love, indépendamment ou en trio avec The Thing, partent à la conquête du monde en passant par Chicago. Ils créent leurs label et collectifs, leurs propres festivals (Blow out ou encore All Ears à Oslo, ont été impulsés par Nilssen-Love comme des contre-festivals, avec un rien de défi envers les festivals historiques) et emmènent tant de projets et de groupes sur les routes, qu’ils semblent parfois impossibles à suivre.
- Paal Nilssen-Love © Michel Laborde
Impossible de ne pas évoquer une maison qui a tant œuvré pour le jazz en lui permettant une croissance par capillarité avec les musiques contemporaines ou le post-rock : le label Grappa et son descendant Hubro [3]. Mené par Helge Westbye, il réunit aujourd’hui une immense famille de créateurs polychromiques. Récemment en Une de Citizen Jazz, le guitariste Kim Myhr semble avoir rejeté le jazz au profit d’une musique atmosphérique, entraînant dans son sillage toute une génération : le trio Moskus, et son batteur incontournable Hans Hulbækmo, digne successeur de Nilssen-Love au sein d’Atomic, le trio Building Instrument, la fanfare d’all-stars de Skarbø Skolekorps, les Bushmen Revenge ou encore Lumen Drones.
Bien que les femmes ne représentent toujours que 20% des musiciens professionnels répertoriés [4] sur le territoire, leur présence et force de représentation - et on pense d’abord, parce qu’elles l’ont bien cherché, au trio Gurls formé par la saxophoniste Hanna Paulsberg, la chanteuse Rohey Taalah et la bassiste Ellen Andrea Wang - poussent à voir la tendance à la hausse dans les prochaines années. La pianiste multicartes Anja Lauvdal, la trompettiste Marie Hilde Holsen, reprenant les rênes du maître Molvær, la chanteuse Siril Malmedal Hauge… que d’exemples depuis les tangentes prises par Endresen et Toneff. La scène féminine bénéficie aussi énormément de la porosité entre les différents pays scandinaves. Comment alors ne pas penser à l’omniprésence et l’implication récentes des saxophonistes danoises ; Mette Rasmussen et la toute jeune mais déjà sidérante Signe Emmeluth, toutes deux basées à Oslo ?
Une terre de festivals
Pour le plus grand bonheur du public des grandes villes du sud et de l’ouest (le nord étant tout simplement trop peu peuplé), des festivals naissent aussi dans les années 1960 et se pérennisent. Les précurseurs sont le Molde Jazz festival et celui de Kongsberg. Le premier, créé en 1961, est le premier festival de jazz de Norvège mais aussi l’un des plus anciens d’Europe. C’est avec un peu de défi que Kongsberg crée son festival international de jazz, trois ans plus tard. Bergen, sur la côte ouest en pleine région des fjords, fonde le Nattjazz au tout début des années 1970. Ce festival jouit d’une exposition particulière car il est inclus dans le festival international de Bergen, qui réunit des sommités mondiales des musiques (classiques, contemporaines) et des arts. En 1973, Pâques ouvre la saison des festivals à Voss, avec le Vossa Jazz. Puis le Mai Jazz à Stavanger, créé à la fin des années 1980, marque également le printemps en donnant la part belle aux têtes d’affiche internationales. Autre point focal pour le jazz, la capitale inaugure l’Oslo Jazz festival [5] en 1986. Seulement 1986 ? Avant cette date, ce sont les clubs qui font vibrer les nuits osloïtes. Outre le Club 7, inauguré en 1963, et qui a vu passer l’âge d’or des années ECM et ODIN, c’est au Cosmopolite, à la Nasjonal Jazzscene Victoria, dirigée par Jan Ole Otnæs, puis au Blå (« bleu » en norvégien) sous l’impulsion de Martin Revheim, qu’a pu bouillir toute la créativité des années 1990 et 2000.
- Hedvig Mollestad 2016 © Per Ole Hagen, All Rights Reserved
Les festivals historiques et pionniers sont toujours en activité. Ils sont suivis en termes de notoriété par ceux qui jouent sur l’originalité d’une création musicale en parfaite harmonie avec la nature (Polar Jazz situé sur l’archipel de Svalbard, en terres arctiques) ou d’un champ artistique plus pointu, comme le Punkt festival. Ce dernier a été initié par les musiciens Jan Bang et Erik Honoré il y a 15 ans, autour de l’idée de proposer des remixes live et in situ de musiques instrumentales jouées par des stars de l’expérimentation, pas uniquement venues du jazz (Brian Eno, David Sylvian, John Paul Jones et, cette année, Thurston Moore). En tout et pour tout, ce « petit pays » compte aujourd’hui 26 festivals de jazz… sur un territoire en grande partie inhabité !
la musique garde une place importante dans la culture alors qu’elle génère peu de ventes
Bien sûr les politiques publiques ont un rôle essentiel dans leur pérennisation et leur soutien. Mais ces festivals n’oublient pas pour autant de se doter de forces vives et humaines sur le territoire. D’abord, en s’alliant avec les conservatoires de musique. Le plus exemplaire de ces partenariats est celui du festival de jazz de Trondheim, créé en 1979. Il est une vitrine des créations du Trondheim jazz Orchestra. Plus qu’une école, cet orchestre est devenu un incubateur de talents : les grands musiciens du pays et d’ailleurs y ont tous joué. Précisons qu’en termes de qualité voire d’excellence, Trondheim est talonné par les conservatoires d’Oslo, Bergen, Stavanger, Tromsø, Kristiansand [6]. Deuxièmement, et il s’agit d’un point qui nous tient à cœur, les citoyens ! Dans chaque manifestation, les bénévoles ont une place centrale. Ils sont 600 pour le vétéran des festivals, Molde, et plus de 200 sur celui d’Oslo, ce que nous avons pu constater l’année dernière.
Une opinion que partage Audun Vinger, écrivain, journaliste et spécialiste, co-rédacteur en chef de Jazznytt, le magazine de référence du jazz, créé en 1960 :
« La plupart des gens (lorsqu’il s’agit d’expliquer la vitalité culturelle du pays, Ndlr), vont penser aux fonds et à l’argent des institutions, des ministères (…) mais rien ne serait possible sans la culture du bénévolat. Travailler pour une cause qui nous importe, vouloir changer les choses au sein d’une communauté locale, sans rémunération, c’est dans cet esprit et ce sur quoi je pense que nous avons, d’une bonne façon, capitalisé ». En tant qu’homme de média, il ajoute : « Et je soulignerais aussi le travail individuel, associatif ou né d’initiatives personnelles dans les médias, journaux, radios, télés, depuis la fin des années 60. C’est ce qui a permis de faire en sorte que la musique garde une place importante dans la culture alors qu’elle génère peu de ventes. L’idée du jazz comme lieu et terrain de rencontre pour des gens venant de différents milieux et cultures, est également devenu importante ces dernières années ».
Par le peuple et pour le peuple. Le jazz comme musique d’éducation populaire ? Il est bon de se rendre compte qu’il est un pays où cela ne semble pas une utopie.
Pour vous y rendre c’est simple, Take the « A » Fjord.