Scènes

Coutances, ville-étape

Jazz sous les pommiers est le Normand du futur.


Mai 2023, le légendaire crachin normand a cessé. Une brèche de soleil accueille à point nommé les festivaliers du 42e festival Jazz sous les Pommiers à Coutances. Ils circulent dans un joyeux fouillis qui n’est qu’apparence. Chacun a son circuit en tête, tout est en place.

A Coutances, midi c’est l’heure du Magic Mirrors et des créations.

Une queue s’est déjà formée devant le Magic Mirrors pour le quintet de Pierre Millet : honneur aux Normands, c’est la tradition. Il présente Décor-Um. Le leader compose la musique et la chanteuse Betty Jardin illumine les mélodies : « Il écrit et j’exploite l’atmosphère avec ma voix ». Sa voix carnatique et oscillante enlace la trompette avec complicité dans « Dominical », « It’s You / It’s Me » ou se confond avec le piano de François Chesnel. La dimension esthétique des compositions alliée à la voix qui en explore chaque strate suscite une émotion artistique et troublante.

Cette année a lieu un événement exceptionnel qui a débuté la veille au Mont Saint-Michel : les Jazz Export Days, en collaboration avec le Centre National de la Musique. Les huit groupes français sélectionnés vont se produire au Magic Mirrors durant deux après-midi, en showcases de trente minutes, pour convaincre les programmateurs internationaux présents. Les groupes sont présentés en anglais par Alex Dutilh de France Musique [1].

NOUT © Gérard Boisnel

NOUT ouvre le bal. La flûte de Delphine Joussein, reliée à de multiples pédales, et la harpe électrifiée de Rafaëlle Rinaudo s’allient à la batterie diabolique de Blanche Lafuente, offrant un univers entre douceur et explosion.
Laurent Bardainne & Tigre d’eau douce transportent le public dans un groove peuplé d’animaux de la jungle d’influence coltranienne et pourqueryenne. La finesse soul du saxophone ténor du Breton s’élève dans un rythme tribal pour « Hymne au Soleil ».
Suit un instant de grâce avec le Théo Girard Trio . Le son de la trompette d’Antoine Berjeaut, muni de sa sourdine, génère un charmant frisson dans la salle, soutenu par le groove du batteur Antonin Leymarie.
Le quintet ISKHERO clôture ce premier volet et insuffle une énergie très rock ou planante avec la flûte d’Adrien Duterte associée aux deux guitaristes Victor Gasq et Arnaud Forestier.
L’aventure des Jazz Export Days se poursuit le lendemain au même endroit.
« Après White Desert, voici Red Desert Orchestra », annonce Eve Risser, pianiste, compositrice. Les douze musiciens venus d’Europe et d’Afrique trouvent leur place sur la scène et chacun s’exprime à son aise. Quelques minutes suffisent à entraîner le public à la découverte de sons et d’images africaines. Sans interruption, les voix s’élèvent dans un crescendo obsédant et fascinant. Le trio de saxophones en boucles hypnotiques happe l’écoute, puis le reste de l’orchestre se lance dans une transe vertigineuse. À l’issue du concert, admirateurs et professionnels se précipitent vers les musicien·ne·s. Le succès est là.
Le trio Rouge suit et nous offre les compositions de la pianiste Madeleine Cazenave. Son dernier projet Derrière les paupières illustre ce subtil entrelacs moderne et jazz. « Louve » évoque la forêt ensorcelée et peuplée de petits êtres protecteurs comme dans Princesse Mononoké. Pour « Petit jour », le piano est préparé à l’adhésif. L’ambiance est recueillie, le public est charmé.

Arnaud Dolmen © Gérard Boisnel

Arnaud Dolmen Quartet propose à l’écoute son album Adjusting au groove caribéen et guadeloupéen. Le rythme de la batterie est souple et ferme, sec et subtil pour jouer en osmose avec ses compagnons, l’attentif Leonardo Montana au piano, Samuel F’hima à la contrebasse, Francesco Geminiani au saxophone.

Au Magic Mirrors, midi est l’heure des révélations. La pianiste compositrice Clélya Abraham et son quartet nous invitent à découvrir son album La Source, composé au piano et voix. Elle se réjouit de sortir de sa chambre et d’être face au public venu nombreux. Sa musique essentiellement instrumentale, dont les influences mêlent les traditionnels antillais et Claude Debussy, est partagée avec ses musiciens, proches et créatifs. Une biguine de Mario Canonge, pianiste martiniquais, séduit le public coutançais. Ce jazz moderne des îles, africain et issu du classique, est ovationné.

On écoute également le poète des baguettes Élie Martin-Charrière pour Era#P (pour Peace), une ère de paix entre les peuples. Dans ce nouveau projet, quatre musiciennes entourent le batteur pour exprimer leur force de conviction dans cette quête de la paix. Une polyphonie poétique et polyrythmique qui s’achève par un fougueux et arrangé « Purple Rain ».

Ensuite Monsieur Mâlâ, traduisez « collier de prière tibétain » : un groupe de cinq musiciens, amis depuis leurs études au conservatoire. Leur univers est dansant, Robin Antunes joue de la mandoline électrique et du violon, Balthazar Naturel aux saxophones. La magie du lieu est aussi celle des enfants qui dansent devant la scène, échangent et expriment leurs émotions.

Le concert des bénévoles, accueille l’étonnant et décalé groupe Edredon Sensible ; le titre de son album, Montagne Explosion, est explicite. Quatre musiciens déchaînés vont inviter la saxophoniste baryton Morgane Carnet pour un concert afro-punk-hurlant inspiré de rythmes brésiliens. On dansera jusqu’au bout de la nuit.

La riche programmation de Jazz sous les Pommiers continue. Le choix des salles et des lieux met en lumière les séquences les plus intenses de la semaine. Les flux de foule continuent de se croiser dans les rues, les escaliers, les jardins…

L’excellence se confirme souvent au Théâtre Municipal de Coutances

Julian Lage Trio, avec Jorge Roeder & Dave King, captive l’attention du public plutôt jeune avec sa virtuosité et son sens de l’exploration des musiques blues, jazz, folk et country revisitées. Le guitariste américain Julian Lage, âgé de 35 ans, qui compte déjà 24 années de pratique, présente son album View With A Room. Façonné par ses influences, de Carlos Santana à Béla Bartók, il stupéfie par la puissance de son expression en solo. C’est un concert inspiré, salué par le public à qui le trio offre deux rappels avec un plaisir bien partagé.

Steve Coleman & Five Elements © Gérard Boisnel

Le saxophoniste américain de toute une génération, Steve Coleman, impressionne la salle par sa disposition en ligne, sans pupitres, sans partitions ni feuille de route. L’annonceuse est embarrassée pour présenter le concert puisque les musiciens, derrière le rideau, ne savent pas ce qu’ils vont jouer. La musique selon sa perception, tels Jean-Sébastien Bach ou Béla Bartók. Des thèmes de The Tao Of Mad Phat apparaissent de façon récurrente sur des morceaux joués presque d’un seul tenant, hypnotisent et envoûtent. La musique répétitive, instrumentale sur une base rythmique africaine, envahit le théâtre pour ne plus le lâcher et ça pourrait durer comme ça toute la nuit. Un choc pour certains, tandis que d’autres sont bouche bée.

Autre phénomène, Tijn Wybenga & AM.OK, (Amsterdam Modern Orkest). Le compositeur néerlandais explique sa formule très ludique façon Brainteaser, titre de l’album. Les treize musiciens ont proposé chacun un morceau. Le chef d’orchestre a remixé le tout dans un sampler et les musiciens improvisent à nouveau sur les compositions ainsi créées. L’effet est inattendu et très hétéroclite : mélange de musique orchestrale, de rythmes syncopés et d’électronique. Quatre vents, cinq cordes, cinq rythmiques et un designer électronique occupent la scène. Tout semble simple et pourtant inhabituel ; un morceau peut être introduit par la guitare et la clarinette basse. Tandis que le saxophone susurre des sons en apesanteur, le guitariste Téis Semey fascine le regard et les oreilles par sa rythmique et son incroyable balancement.

Le TMC accueille ensuite le très attendu Flash Pig. Pour cause : une connivence de treize années et quatre albums unissent ces musiciens. Un collectif sans leader, comme ils aiment se présenter. Ensemble, ils vivent une aventure passionnée, les compositions sont écrites par chaque membre du groupe. « Randolph », écrit par Florent Nisse, évoque Ornette Coleman . Un dernier blind-test dévoile « Video Games » de Lana Del Rey. Le public en pleine allégresse est gratifié de deux rappels, « Voyageur » et « Babies » de Maxime Sanchez.

Le dernier concert du TMC, Dakhabrakha, quatuor ukrainien de Kyiv, qui signifie Donner/Prendre promet de l’émotion, du fait de la guerre et d’une beauté à couper le souffle. La scénographie est savamment orchestrée, robes traditionnelles et toques de fourrure, chasuble de prêtre orthodoxe pour les costumes. Animations et vidéos défilent sur un écran, les jeux de lumière sont calculés. Des phrases engagées s’affichent au fil des chants. L’orchestration est performante. Les voix sont puissantes : « chanter pour exister », la voix de la conviction, la voix de la détermination. Nous assistons à la restitution de la vie d’avant-guerre, puis à l’Ukraine envahie (la fuite des habitants, la destruction) et au retour du printemps espéré, peuplé de chants d’oiseaux (voix et appeaux), de moissons et d’amour pour le rappel à l’harmonica. L’album s’appelle Alambari. Il est construit sur la base d’une polyphonie ancestrale posée sur une musique puissante, tribale et minimaliste. C’est beau et triste. « Come Back Alive » en tableau final sur l’écran.

La salle Marcel Hélie se prête aux grandes formations.

Théo Ceccaldi poursuit l’aventure Kutu. Son invitation judicieuse faite à la diva du désert, la griotte mauritanienne Noura Mint Seymali et son ardîn et à Hewan G/World, offrent au jeune public un moment de transe osmotique entre Afrique de l’Est et de l’Ouest .
Le jeudi, c’est la violoncelliste cubaine Ana Carla Maza et son sextet en mode diva qui invitent le tromboniste en résidence Fidel Fourneyron pour nous offrir leur version endiablée et pétillante des bossa nova, salsa, cumbia et autres reggae.

Jazz sous les pommiers, ce sont également des niches, des cachettes, de pépites et des lieux sacrés.
La Chapelle du CAD accueille Cordes et Cordes, rencontre entre le violoniste Dominique Pifarély et la contrebassiste Federica Michisanti, révélation du jazz italien 2021. Devant le public attentif, la dualité s’instaure, la complicité s’installe. Une promenade du musicien dans le chœur de la chapelle magnifie le son happé par la voûte gothique, l’écrit s’estompe, l’improvisation s’envole.

À la Cathédrale, se produit le Triumviret. La famille Viret, c’est le père, Jean-Philippe le bien connu contrebassiste, la fille Adèle, pour qui c’est une première en public, au violoncelle et le fils Oscar à la trompette. Le concert s’articule autour des compositions de chacun.

Ce 42e festival marque la fin des trois années de résidence de Fidel Fourneyron, trombone et Théo Céccaldi, violon. Chacun présente son bilan et le fruit de ses créations, engagements envers la cité, les jeunes, la prison, l’hôpital…
« J’ai pris de la bouteille » dit l’un d’eux, « Depuis que j’ai joué à la crèche, le petit James veut assister à tous mes concerts » dira l’autre ! Un documentaire Écran Vivant est à découvrir sur le site du festival.

Photo © Marie Boisnel

Le bilan est très positif avec 93% de remplissage, une météo clémente, 70 000 festivalier(e)s, une centaine de concerts, huit créations, des formules insolites, les Jazz Export Days… Sans oublier la programmation gratuite avec la scène des amateurs aux trente-deux concerts et cinq cents musiciens, les spectacles de rue, des expositions, des films… La vie quotidienne du festival ; éthiquement durable, est soutenue par tous les bénévoles à la disponibilité et la gentillesse sans faille.
Enfin, la perspective de devenir le pôle de référence du jazz dans ce lieu de belles rencontres entre professionnels, public attentif et musiciens est en route.