Scènes

Météo, bouillante réunion des défricheurs de sons

La 40ᵉ édition du festival alsacien d’aventures sonores se déroulait du 23 au 26 août 2023.


The Hatch version octet, le final en apothéose du festival © Alicia Gardès

Condensé sur quatre jours cette année, le festival s’ouvre en milieu de semaine au cœur d’une vague de chaleur intense (jusqu’à 37 degrés l’après-midi). Avec un tel nom, difficile de faire abstraction des conditions météorologiques, tant elles ont fait partie de l’expérience sensorielle 2023. Entre fournaise et foudre, averses torrentielles de courte durée et zébrures d’éclairs dans la nuit et sur fond de friches industrielles, cette vague de vingt-cinq concerts a rechargé les batteries en explorant les scènes des États-Unis, de Scandinavie, d’Europe, de France et d’Alsace, dans toutes les langues. Chronique d’un festival en tous points citoyen.

Quarante ans. Un âge que n’ont pas encore atteint d’autres rendez-vous références des musiques improvisées. Et puisqu’à Météo, on parle davantage de création et d’expérimentation, les règles en matière d’anniversaire et de célébration sont balayées. L’équipe actuelle du festival, menée par Mathieu Schoenahl, n’a pas choisi la carte de la rétrospective ou de l’hommage, ce n’est pas le style de la maison. Ce 40ᵉ anniversaire n’est pas non plus souligné dans la communication visuelle, à peine le voit-on sur l’affiche, ni sur des kakemonos dans les lieux et les institutions partenaires. Sans doute pour réaffirmer que les musiques créatives ne sont rien de moins que le reflet (thème qu’on trouve bien sur l’affiche, lui) de leur temps et du monde mouvant, fluide, dans lequel elles éclosent.

Bar Motoco © Alicia Gardès

On retrouve cependant sur les murs de Motoco, le lieu des concerts en soirée, une exposition-collection des affiches des précédentes éditions. Peu de noms, pas de listes, mais des images poétiques, absurdes, qui invitent au saut dans le vide et à l’ouverture du regard et des idées. La notion de tête d’affiche est écartée au profit de « références », celle de « jeune talent » ou « émergence » est tout simplement gommée (merci, enfin) tant elle cloisonne à tort les carrières de musiciens au dynamisme sans âge.
Ici, l’effacement de la hiérarchie prend aussi forme dans le mélange organisé entre public et artistes. Pas de loges, pas de carré VIP, une scène principale sans estrade, qui pousse le public à occuper l’espace et à circuler, des transports vraiment communs au public, journalistes et musiciens. Météo c’est une communauté citoyenne où naviguent amateurs et musiciens vivant, échangeant, se restaurant ensemble, véhiculant, on aura compris, une belle chaleur humaine entre le catering aux petits oignons de La Carriole Rouge, les food trucks (mention spéciale aux flammekueche), les vins nature et bières artisanales.

Avec une centaine de musiciens à l’affiche, l’attrait que suscite Météo est réel et fait venir les amateurs de loin

Ici on (re)pousse bel et bien l’exploration, la notion de genre musical, pour ne garder que la quête d’avant-garde curieuse et ludique, quoique souvent poussée un peu fort sur le plan des décibels. Et si le free jazz associé au festival, au temps où il portait le nom de Jazz à Mulhouse, est moins présent aujourd’hui, n’en déplaise aux premiers spectatrices et spectateurs – qui continuent de venir – , on constate qu’avec une centaine de musiciens à l’affiche, l’attrait que suscite Météo est réel et fait venir les amateurs de loin.

Autre outil de démocratisation : les workshops. Ils réunissent chaque année musiciens, amateurs et professionnels, qui oublient la notion de hiérarchie sur plusieurs jours de mise en commun des expressions et parcours. Cette année, la conduite de l’atelier constitué de 15 membres européens a été confiée au pianiste anglais Alexander Hawkins, programmé sur le festival. Du 21 au 25 août, il a été question de mettre en pratique différentes méthodes de création au sein d’un collectif. Hawkins qui a joué avec Braxton, Wadada Leo Smith, Evan Parker, ou encore Mulatu Astatke, prouve joyeusement qu’on peut trouver son individualité dans des ensembles et orchestres, en utilisant des formes d’improvisation venues d’écoles de musiques contemporaines aussi diverses que l’AACM ou les méthodes aléatoires de Stockhausen ou Cage. Les élèves, qui ont profité gratuitement des concerts du festival, en ont aussi appliqué les principes dans l’écoute. Pour avoir passé du temps avec eux, le festival n’en a été que plus riche.

Alexander Hawkins et Sofia Jernberg © Anne Yven

Sur scène, on a vu Hawkins avec la chanteuse suédoise Sofia Jernberg. Leur duo, Musho, avance sur une corde tendue entre puissance des chants traditionnels éthiopiens et dramaturgie lyrique. Le piano est joué avec des dynamiques changeantes, de forte à bruitiste. Le contraste avec les pépiements et bruits de bouche de Jernberg n’en est que plus saisissant. Un élégant art du dialogue, très applaudi.

Le festival a proposé deux créations dont celle de Fanny Lasfargues et Damon Locks. Lasfargues à la basse électrique transforme son jeu, fait de technique étendue et objets collectés, en fin collage sonore, en doux bazar onirique. Elle travaille avec le corps de l’instrument, son espace intérieur qui devient celui de son expression à elle. Lutherie et techniques bien visibles, qui ont malheureusement pâti de l’acoustique du lieu. Trop grand et vorace, il en a, c’est si dommage, englouti les subtilités. Locks, ce n’est qu’une question de fréquences, fait davantage entendre ses couleurs afro-futuristes. Des archives sonores pleines de grâce groovent et font réfléchir. Il proposera deux autres solos. L’un, pédagogique, pour les jeunes du centre social du quartier Drouot (où l’on a aussi vu les anciens malgré les 35 degrés ambiants !) et l’autre, dansant, en soirée de samedi. Damon Locks s’est confié sur le défi de s’adapter à des scènes hétéroclites et à l’obligation d’écoute du public qui en découle. Ses tables de mixage ressemblant à des plaques de cuisson, ce grand sorcier du son, activiste de la scène d’impro de Chicago, se branche par exemple sur la FM Française lors de son concert pour capter les « tubes » et les inclure à ses mix. Maligne leçon de la part du créateur de Black Monument Ensemble.

Damon Locks au Boat Drouot © Anne Yven

La scène de Chicago était aussi représentée par le groupe de Mike Reed, The Separatist Party. Un sextet équilibré, dont le son d’ensemble fait chalouper dans une torpeur maîtrisée. Peut-être l’un des projets les plus accessibles du batteur, ici plus proche d’un Tortoise qui se serait mis au R&B, porté par les superbes déclamations-poèmes de Marvin Tate à la voix d’or, les synthés psychés de Cooper Crain et les incursions parfaites de Ben LaMar Gay. Tout est dosé pour amener vers une funk lente et suintante. Une programmation ad hoc : la salle s’est transformée en sauna.

Deux autres concerts ont joué avec l’atmosphère torride de Motoco. Bonbon Flamme d’abord. Un quartet déjanté porté par deux Français dont on connaît l’audace, Étienne Ziemniak (batterie) et Valentin Ceccaldi (violoncelle), qui ont créé une passerelle entre le piano de Fulco Ottervanger (De Beren Gieren) venu de cette scène belge créative et hors cadre qu’on adore, à l’incandescence du jeu de guitare du Portugais Luís Lopes. Alternant chaud et froid avec tempérament, ils ont trouvé la bonne température.

Evicshen © Alicia Gardès

Et comment ne pas évoquer la performance d’Evicshen, programmée à une heure du matin ? On l’a déjà présentée ici. Cette fois, la Californienne évolue au plus proche du public, le touchant, l’écartant, le sentant avant de se pencher sur ses sons : déchaînement de caresses amplifiées, jeu d’archet sur objets et grognements rendus sensuels par une chorégraphie étudiée. Une maîtrise qui soulage même les musiciens de ne pas être programmés après elle ! On rentre se coucher, rincés.

Le festival a aussi heureusement offert des moments d’accalmie, « bulles » propices à l’harmonie et l’échange avec ses voisins. Avant un fascinant duo en apesanteur, le soir, avec le batteur Alexis Degrenier, la violoniste Clara Lévy a ému une quarantaine de spectateurs matinaux et leurs enfants venus assister au concert Bambin-Bamboche, proposé à la bibliothèque, à 11 heures. Ils ont pu y apprendre comment travailler sur le timbre pour faire sonner un violon comme un harmonica ou une vielle à roue, ce qui n’a pas manqué de plaire aux très jeunes spectateurs. Le solo angélique de Tatiana Paris dans la Kunsthalle, au cœur de l’exposition et des toiles d’Omar Ba, a apporté son lot de frissons dans la moiteur. Tremblement de bols tibétains, sonorités balinaises (gamelan) sur cordes frottées et chansons sensuelles, composées au fil de l’eau de son album Gibbon.

Le festival a enfin délivré son lot de surprises. Comme cette prestation unique, historique, de The End, quintet suédo-norvégien déjà vu et chroniqué, mais ce 25 août, Sofia Jernberg, coincée dans un aéroport, manquait à l’appel. C’est donc une première. Le groupe devenu quartet se soude autour des timbres complémentaires aux saxophones et clarinettes de Kjetil Møster et Mats Gustafsson qui, entre deux compositions rendues beaucoup plus lisibles, annoncent que leur chanteuse va parvenir à les rejoindre avant la fin du temps réglementaire. Le suspense grandissant est récompensé par l’arrivée, pour sept dernières minutes transformées en démonstration vocale, d’une Jernberg contrainte mais soulagée. Ovation méritée.

The Hatch transformé en big band © Alicia Gardès

Quelques coups de crécelles plus tard, le duo The Hatch réunit les jeux épileptiques de Mette Rassmusen et Julien Desprez et promet des surprises. Après une transition, le duo transforme sa scène en banquet en invitant six musiciennes et musiciens du festival l’un après l’autre à les rejoindre. Mariam Rezaei aux platines, royale, fait monter l’émotion d’un cran, Joel Grip ne manque aucun interstice à la contrebasse. Tous muent le concert en feu d’artifice final. Si c’est Rasmussen qui prend la direction de l’ensemble, jusqu’à finir à genoux dans une danse capillaire anthologique avec Evicshen, c’est Desprez qui prend le micro pour remercier le festival de permettre une telle réunion. Au sommet, on peut sereinement tirer le rideau.