Entretien

Franck Tortiller & Misja Fitzgerald-Michel

Franck Tortiller et Misja Fitzgerald-Michel s’invitent aux Heures Propices

Franck Tortiller et Misja Fitzgerald-Michel sont des musiciens discrets et volontaires ; comme tous les artistes qui cumulent ces qualités, ils ont des collaborations et des projets à profusion. Le premier est un vibraphoniste qui a dirigé l’ONJ, a émargé longtemps dans le Vienna Art Orchestra et dirige un réjouissant Collectiv. Le second est un guitariste qu’on a vu côtoyer Ravi Coltrane, Drew Gress ou Meshell Ndegeocello. Tortiller aime Joplin et Zappa qu’il a honorés ; Fitzgerald-Michel a rendu hommage à Nick Drake. Les oreilles grandes ouvertes, on leur doit un magnifique Les Heures propices, duo chaleureux s’il en est.

- Comment s’est produite la rencontre avec Misja Fitzgerald-Michel et d’où est venue l’idée de ce duo ?

Franck Tortiller : Avec Misja, nous nous connaissons depuis longtemps. C’est après avoir écouté son album « Time of No Reply » en hommage à Nick Drake que l’idée de faire un projet ensemble a germé. Et nous avons les mêmes goûts musicaux, la même attirance pour les chansons folk et blues, le son acoustique, les mélodies, la chanson et la guitare 12 cordes…

Misja Fitzgerald-Michel © Franck Bigotte

Misja Fitzgerald-Michel : la vie est faite de rencontres. À force d’écouter les projets de Franck, de jouer avec lui dans d’autres contextes depuis de nombreuses années, une évidence s’est imposée naturellement : enregistrer ensemble avec une formule acoustique et en duo ; c’est pourtant un véritable challenge, mais la belle musique de Franck nous a permis de dialoguer, de nous surprendre, de trouver une façon naturelle de mélanger les sons de nos deux instruments et de jouer des mélodies.

- Le duo vibraphone/guitare est une denrée rare, comment avez-vous travaillé l’environnement sonore très intimiste ?

FT : le son est essentiel dans ce genre de projet. Je travaille avec Ludovic Lanen depuis de nombreuses années et nous avons convenu d’enregistrer totalement acoustique, sans amplification, et sans montage. Ludovic a utilisé des vieux micros ruban qui donnent cette chaleur incroyable. Il a aussi pris le parti de faire sonner cet album comme un album de pop acoustique, avec beaucoup de son, de profondeur et de proximité.

MFM : Travailler avec Ludovic Lanen a été essentiel et très facile : tout coule de source avec lui, il connaît bien nos instruments - il a réussi à faire sonner ma guitare comme elle sonne vraiment, il nous a permis de ne penser qu’à la musique. De plus le mélange vibraphone et guitare acoustique fonctionne particulièrement bien, il y a quelques exemples marquants d’autres duos vibraphone-guitare : Gary Burton-Ralph Towner ou Werner Pirchner-Harry Pepl

C’est une musique sans filet, avec beaucoup de risques, mais qui doit faire ressentir une certaine liberté. Tout cela demande beaucoup de travail mais c’est le prix de la liberté !

- Misja a la réputation d’un musicien assez secret, est-ce que ça a joué sur l’ambiance générale de l’album ?

FT : Non, tout a été naturel, mais nous avons préparé cet enregistrement pendant une année, avec des répétitions hebdomadaires afin de trouver et d’approfondir la musique du duo. C’est une musique sans filet, avec beaucoup de risques, mais qui doit faire ressentir une certaine liberté. Tout cela demande beaucoup de travail mais c’est le prix de la liberté !

Franck Tortiller © Franpi Barriaux

MFM : Non, rien de secret, bien au contraire ! Surtout, cela a été une très grande chance de pouvoir prendre le temps de répéter, de chercher régulièrement ensemble, de faire évoluer le répertoire, de tenter des choses, ce qui est assez rare finalement de nos jours, où tout doit aller vite, de vraiment être prêt pour l’enregistrement et d’être libre pendant l’enregistrement, de juste pouvoir penser à la musique. Tout a été très fluide !

Pour moi tout est lié : la musique, la littérature, la poésie, le cinéma.

- Les Heures propices font référence à Lamartine. Est-ce que sa poésie a été au cœur de votre discussion commune ?

FT : Première chose très importante : Lamartine est bourguignon ! Donc quelque chose nous relie. Mais si l’on parle plus sérieusement, oui ! la littérature, la poésie ont été source de discussions. La musique par définition n’est pas descriptive, mais elle doit être suggestive, elle doit apporter ce supplément d’imagination, d’évocation. Tout ça est très subjectif bien sûr, cela dépend de la personne qui écoute et surtout du moment. D’où le titre, Les Heures propices.

MFM : Pour moi tout est lié : la musique, la littérature, la poésie, le cinéma. Le but est de transmettre une émotion, de partager ma vision, de faire voyager et que les gens qui écoutent se laissent porter par les sons et ce qu’ils leur évoquent.

- Est-il difficile de passer d’un grand orchestre qui célèbre gourmandement Zappa à un duo assez minimaliste ?

FT : On pourrait croire que ces deux univers sont totalement déconnectés mais pour moi c’est le même cheminement. On identifie Zappa comme un trublion mais j’ai toujours trouvé qu’il y avait beaucoup de nostalgie et de poésie dans sa musique. La difficulté n’est pas la même en grande formation ou en duo mais ce qui prime dans les deux cas, c’est l’approche musicale : que voulons-nous défendre ? Où est notre intention musicale ? Quels sont nos choix musicaux ? Bref des questions que, je crois, tous les musiciens se posent.

Franck Tortiller © Christophe Charpenel

- Franck, vous avez travaillé avec Ruëgg au sein du Vienna Art Orchestra, notamment dans le mythique American Rhapsody : est-ce que ça a influencé l’approche de votre écriture pour grand orchestre ?

FT : J’ai joué 10 ans avec le Vienna Art Orchestra ; cette période a changé ma vie. Jamais je n’aurais commencé un travail en grande formation sans la rencontre avec Matthias Ruëgg. J’ai beaucoup étudié sa musique, ses arrangements, mais j’ai aussi beaucoup observé comment il concevait un grand orchestre : des individualités fortes au service d’un collectif encore plus fort. Il a mis en pratique cette formidable phrase de Miles Davis : le premier geste d’un compositeur est de choisir les musiciens avec lesquels il veut jouer.

- Vous avez enregistré un concert cosy à domicile durant la crise du COVID, est-ce que vous pensez que c’est un modèle qui va perdurer ?

FT : notre raison d’être est le spectacle vivant, jouer sur scène, devant du public, partager cette émotion. Rien ne remplacera cela, rien !
Je ne crois pas à ce modèle internet et surtout je ne veux pas y croire. Mais faire des vidéos est aussi un travail spécifique : je travaille avec Gaspard Baudry, cameraman et réalisateur, qui a un positionnement artistique très précis sur l’image, particulièrement la captation d’une musique jouée en live. Mais aucune vidéo ne remplacera un concert !

MFM : Faire des vidéos a été nécessaire par rapport à la sortie du disque, décalée de quelques mois à cause de cette crise. On l’aurait même fait hors virus, de plus de nos jours il faut promouvoir et communiquer sur internet et les réseaux sociaux avec des images. Évidemment cela ne remplacera jamais ces moments magiques d’échanges, d’écoute sur scène avec des musiciens et un public, faire passer nos émotions, notre ressenti, nos visions dans l’instant avec cette énergie si particulière de la scène.

- Vous avez été directeur de l’ONJ, vous dirigez votre propre ensemble, comment voyez vous l’avenir des grands formats ?

FT : La France est je pense un des pays où les grandes formations de jazz sont les plus nombreuses. Je pense que la fédération Grands formats compte une soixante d’orchestres, c’est énorme et cela témoigne d’une incroyable vitalité. Et puis il y a l’ONJ, qui est une formidable locomotive pour cette expression musicale ; c’est compliqué de vendre une grande formation, économiquement c’est un facteur « aggravant », mais il faut militer pour ça, c’est une richesse extraordinaire. Et quel son quand même, quand un grand orchestre de jazz sonne !

Misja Fitzgerald-Michel © Christophe Charpenel

- Est-ce que vous nous préparez d’autres surprises dans le genre des Heures propices ? Quels sont les projets ?

FT : La première chose que nous allons faire sera de jouer. Nous avons un concert au festival de Tourcoing en octobre et une série de trois concerts à la scène nationale de Sceaux. Donc le projet est de jouer, encore et encore, retrouver ce qui fait de nous des musiciens, retrouver cette dignité d’exister sur scène, de répéter, d’improviser, de partager, de faire ce qui n’est pas notre métier mais notre raison de vivre : jouer de la musique.

MFM : Le but est évidemment de faire vivre et évoluer cette musique sur scène. Cette période si particulière, ce coup d’arrêt nous donnera encore plus d’énergie, d’envie pour les prochains concerts cet automne. En attendant de pouvoir rejouer, on répète les morceaux du disque et pas mal de nouveaux morceaux pour varier le répertoire, et on prévoit d’avoir des invités à certains concerts.