Entretien

Uwe Oberg, pianiste bâtisseur

Uwe Oberg, pianiste allemand volontiers voyageur, évoque ses rencontres et ses influences.

On connaît mal en France le jazz d’outre-Rhin, c’est un triste constat. Mais il suffit de passer le pont de l’Europe à Strasbourg, et c’est tout de suite l’aventure, peu de chance d’en revenir identique ! Uwe Oberg fait partie de ces découvertes qui marquent à jamais l’auditeur attentif. Que ce soit avec Silke Eberhard ou aux commandes du Lacy Pool en hommage sans soprano à Steve Lacy, Uwe Oberg délivre un jeu à la fois sophistiqué et instinctif, sans a priori ni volonté de s’inscrire à tout prix dans des traces. Coup sur coup, Oberg sort trois albums comme autant de petites fenêtres de liberté dans le confinement, à commencer par un duo avec Heinz Sauer, légende vivante du jazz allemand.

- Uwe, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis pianiste, improvisateur et compositeur, et je vis à Wiesbaden en Allemagne, non loin de Francfort. Tout d’abord, je suis très heureux de faire cette interview - car je suis sans travail en tant que musicien de scène depuis l’arrêt dû à la COVID-19 en mars 2020. En général, je donne des concerts avec différents groupes ou en tant que soliste, je joue de la musique pour des films muets ou pour des projets de théâtre, principalement en Europe. Tout cela n’est pas possible pour l’instant, et il n’est pas sûr que la vie culturelle redémarre. Je fais partie du Kooperative New Jazz, un collectif de musiciens de Wiesbaden qui existe de longue date. Nous organisons des concerts et des festivals et, bien sûr, nous sommes profondément affectés par ce coup d’arrêt.

Uwe Oberg © Julia Kneuse

- Vous êtes connu de ce côté-ci du Rhin pour avoir dirigé Lacy Pool dans un trio avec le tromboniste Christof Thewes, qu’est-ce qui a conduit à cette instrumentation et à ce projet ?

Lacy Pool a commencé en 2005, j’ai joué quelques morceaux de Steve Lacy avec mon compagnon de longue date Christof Thewes, un tromboniste fantastique, au début seulement nous seuls. Dès le début, j’ai su qu’il ne pouvait pas y avoir de saxophone soprano, l’instrument de Lacy, dans ce groupe. J’ai aussi envisagé d’avoir une configuration différente de celle du quartet de jazz habituel : je ne voulais pas de basse pour avoir un son de groupe original et une approche nouvelle des instruments. Nous avons demandé au batteur berlinois Michael Griener - avec qui j’avais travaillé de temps en temps - de nous rejoindre, et cela a fonctionné à merveille. Finalement, nous avons obtenu un line-up comme certains des anciens groupes de swing ! Entre-temps, Rudi Mahall a remplacé Christof. C’est toujours très amusant de plonger dans la piscine de Steve Lacy, et c’est différent et stimulant à chaque fois, avec ces deux-là.

- Vous considérez-vous comme un disciple de Steve Lacy ?

Disons que je n’ai jamais rencontré Steve Lacy personnellement. Quand je l’ai entendu pour la première fois en live en 1986, j’avoue que je n’avais à cette époque pas trop aimé son jeu. Il a fallu du temps et des études, puis ça a fait tilt. En 2004, j’ai commencé à transcrire sa musique au piano, ce qui n’était pas facile à gérer, mais j’ai tellement appris en faisant cela ! Lacy était un grand architecte musical, à la fois compositeur et improvisateur. Il y a un sens profond de la forme et de la précision dans sa musique, qui correspond parfaitement à mon tempérament parfois exubérant. Je suis donc peut-être un disciple de Lacy, mais je suis aussi le disciple de beaucoup d’autres musiciens.

Je me rappelle avoir regardé Oscar Peterson à la télévision quand j’avais environ 13 ans, et je voulais jouer comme lui. Heureusement, ça n’a pas marché, et plus tard, j’ai appris à ne copier personne.

- Plus généralement, quelles sont vos principales influences, notamment sur le piano ?

Il y a beaucoup d’influences. Il n’y a pas assez de place ici pour les énumérer toutes. Je me rappelle avoir regardé Oscar Peterson à la télévision quand j’avais environ 13 ans, et je voulais jouer comme lui. Heureusement, ça n’a pas marché, et plus tard, j’ai appris à ne copier personne. Les musiciens importants pour moi sont Monk, Cecil Taylor, Morton Feldman, Alexander Schlippenbach, Paul Bley. J’ai également admiré la musique pour piano de Schönberg, elle m’a montré de nouvelles possibilités musicales. Don Pullen est apparu au même moment, son approche du piano dans la tradition du jazz et du blues ainsi que son jeu libre m’étaient (et me sont toujours) irrésistibles.

Le Kooperative New Jazz m’a aidé à trouver ma voie dans la musique - nous avions une série de concerts dans notre propre club, j’ai donc eu l’occasion de rencontrer de nombreux musiciens. D’autre part, il y avait une scène où nous pouvions présenter nos nouvelles idées, et il y en a eu beaucoup : du free playing à la musique minimaliste, des standards de jazz aussi bien que des compositions originales.

Uwe Oberg & Silke Eberhard © Manuel Miethe

- Vous privilégiez souvent les petites formations. L’intimité est-elle importante pour vous ?

Peut-être que ce point dépend du fait que le piano est déjà comme un petit orchestre, avec tant de sonorités à jouer. Il est plus facile d’avoir une vue d’ensemble dans les petits orchestres, et cette interaction fonctionne mieux pour moi.

- Nous pensons en particulier à votre remarquable duo avec Silke Eberhard, Turns. Est-ce votre plus grand complice dans la déconstruction des thèmes musicaux ?

La déconstruction est l’un des grands moments de l’histoire de la musique, dans la composition et l’improvisation. Ce mot peut sembler un peu étrange, mais en fait c’est le contraire qui est vrai. C’est amusant de jouer des morceaux et de les amener sur une scène, où ils n’ont jamais été auparavant. J’aime me perdre dans une situation musicale - enfin, pas toujours.

Avec Silke Eberhard, c’est incroyable. Elle respire toute la tradition du jazz et est libre en même temps. Nous avons commencé par des compositions liées aux premières œuvres de Paul Bley, que j’admire beaucoup. Cette approche particulièrement souple du free jazz a été le tremplin parfait pour nous, et nous y avons ajouté nos propres compositions. Actuellement, nous ne jouons plus de compositions : tout est de l’improvisation libre. C’est une invitation au festival de free jazz de Sarrebruck qui nous a inspiré cette démarche. J’espère sortir bientôt un nouvel album avec Silke, enregistré au festival de jazz allemand de Francfort en 2019.

- Vous avez enregistré Sweet Reason avec Heinz Sauer. Comment avez-vous rencontré cette légende ?

Oui, Heinz Sauer ! J’ai été l’un de ses fans toute ma vie. Il a toujours été dans les environs de Francfort, j’ai donc eu la chance de le voir en concert à de nombreuses reprises. En 2001, je lui ai demandé de jouer avec moi et il a immédiatement accepté. Nous avons fait des gigs en duo et en quartet ainsi qu’une collaboration avec le HR-Jazz-Ensemble. C’est une expérience merveilleuse de jouer avec un si grand musicien. Il a trente ans de plus que moi et il joue toujours de manière tellement merveilleuse ! En 2017, Ulli Blobel nous a demandé de jouer au légendaire Peitz-Festival, et après cela, nous avons fait l’enregistrement pour lui.

- Vous dites dans les notes de pochette qu’Ellingtonia Revisited, son duo avec Bob Degen, est une étape importante. L’aviez-vous en tête dans vos compositions ?

Pour moi, Ellingtonia Revisited est un bijou absolu. Quand je l’ai écouté pour la première fois (au début des années 80, je crois), je ne savais pas grand chose de Duke Ellington ni de la forme musicale de l’époque. C’est la pure énergie du son qui m’a fait basculer.

Tout ce que j’avais besoin de savoir sur la bonne musique se trouvait dans cet enregistrement, je ne l’ai appris que plus tard ! Je voulais aller dans une autre direction qu’Ellingtonia avec Heinz. Nous avons tous les deux apporté nos propres compositions et nous nous sommes également lancés dans l’improvisation libre. Pour les concerts, nous sélectionnons quelques standards, sur le CD c’est « Bloodcount » de Billy Strayhorn. C’est une grande joie de se plonger dans ces morceaux traditionnels avec Heinz, il joue avec un son et une âme extraordinaires, chaque note venant de lui est un cadeau.

Uwe Oberg & Hans Sauer © Frank Schindelbeck

- Est-ce différent de votre expérience avec votre ami Frank-Paul Schubert ?

Jouer avec Frank est totalement différent. C’est un musicien brillant qui possède un large horizon. Nous ne jouons jamais de compositions, c’est toujours de la pure improvisation avec lui, même si c’est de manière très constructive et réfléchie. C’est plus dans le sens des musiques actuelles - mais en fait, je ne me soucie guère des styles ou des étiquettes. La musique est quelque chose de très personnel pour moi, c’est une expérience pleine d’aventures. Et j’espère qu’il est possible de transmettre cela aux auditeurs. Toutes ces questions de style sont une idée de l’industrie musicale, et détournent l’attention de l’écoute. Avec Frank, j’ai commencé en duo, tandis que le quartet Rope est composé de musiciens britanniques, Paul Rogers à la basse et Mark Sanders à la batterie. Nous venons de sortir le CD Open Ends.

- En même temps, vous avez enregistré le CD Relight avec Joe Fonda et Lucía Martinez. Le fait de jouer avec un tel percussionniste change-t-il votre approche ?

Avec Joe Fonda, j’ai une longue amitié musicale. J’ai voulu revisiter la tradition du piano-basse-batterie, mais en laissant des chemins bien tracés. Lucía Martinez correspond parfaitement, j’adore jouer avec des batteurs, l’approche rythmique et percussive a toujours été mon truc. Choisir des musiciens pour un groupe, c’est comme une composition. Et l’une des essences et des défis de l’improvisation est de rencontrer de nouveaux musiciens pour faire de nouvelles expériences, pour que les choses continuent à bouger. Parfois, ça ne marche pas, mais dans ce cas, c’est tout simplement merveilleux. Lucía joue de façon vivante et en même temps légère, Lucía et Joe me donnent tellement d’inspiration, c’est une grande joie de les avoir dans le groupe. Tout est rempli de lumière lorsque nous jouons, c’est pourquoi j’en suis venu à intituler le CD Relight.

Choisir des musiciens pour un groupe, c’est comme une composition.

- Vous êtes un grand soliste, pouvez-vous nous parler de votre démarche, notamment sur votre CD Work ?

Quand je joue en solo, j’aime embrasser différents types de compositions, utiliser un large éventail de sources et les laisser se fondre les unes dans les autres. Il y a tellement de potentiel dans les standards, j’ai l’impression de rendre visite à de bons vieux amis. C’est aussi un hommage à des maîtres comme Monk, Coltrane, Mingus et les autres - c’est la musique dont je suis tombée amoureux. Bien que je sois né en Allemagne et non dans le centre ville de New York !
C’est pourquoi j’ai besoin de jouer leurs compositions différemment, de les examiner et de les retourner, jusqu’à ce qu’elles s’adaptent à mon langage musical, jusqu’à ce que ces pièces deviennent mes pièces.

Ma propre composition, « Kelvin », est destinée à mon fils. « Hill » que j’ai écrit, quand j’ai appris la mort d’Andrew Hill. « Olo Olo » est pour le piano d’intérieur, le jeu sur les cordes, etc. Cela m’est venu à l’esprit lorsque j’ai découvert la musique pour piano de John Cage et aussi le Mbira africain. C’est une pièce qui change constamment au fil des ans. La structure ouverte d’« Olo Olo » est parfaite pour se fondre dans un autre morceau, j’aime cet état de transition. C’est ainsi qu’elle s’exprime dans « Muddy Mouse » de Robert Wyatt, dont la musique a toujours été une grande source d’inspiration pour moi.

- Quels sont vos futurs projets ?

La première chose à faire est de remonter sur scène ! En fait, j’ai des tonnes de projets et d’idées en tête. Actuellement, je travaille sur un CD avec Silke Eberhard et Gerry Hemingway : nous avons fait des concerts jusqu’à la fermeture en mars et nous avons fait des enregistrements en direct. Avec Lacy Pool, j’aimerais mettre en place un nouveau programme, en remontant dans l’histoire du jazz jusqu’à l’époque du swing et de la Nouvelle-Orléans. Et découvrir ce que nous pouvons cuisiner avec ! Sinon, une seule chose : jouer en direct pour les gens !