Chronique

Fred Hersch

Songs from Home

Fred Hersch (p)

Label / Distribution : Palmetto Records

Plus que jamais, sur son nouvel album solo, Fred Hersch se révèle comme LE pianiste du care, ce mouvement de fond des sociétés occidentales consistant à prendre soin de notre environnement humain et non-humain, particulièrement essentiel pendant la crise pandémique. Pendant le confinement printanier, il s’était lancé le défi de publier un morceau quotidien via facebook, diffusant des ondes résilientes d’excellence jazzistiques. C’est alors que germe l’idée d’un album solo, enregistré chez lui, dans sa maison de Pennsylvanie bâtie autour de son vénérable Steinway quinquagénaire. Mais, habité par le démon de la création, il ne se contente pas de reprendre ses défis publiés sur les réseaux sociaux : foin des GAFAM, la vocation de l’artiste est d’être libre. Et il est libre, Fred. Libre de trancher le nœud gordien d’une impossibilité de se produire en public, lui qui aime plus que tout à proposer des disques live. Il le fait avec toute sa bienveillante rigueur rythmique et harmonique, sans jamais, au grand jamais, négliger le chant des thèmes retenus.

Ainsi de son approche incisive de standards pop, sur lesquels son piano chante, plus qu’il n’est joué, dérivant de la mélodie originelle pour mieux nous faire voyager au-delà de nos espaces de confinement domestiques. Les histoires d’amour contrariées par l’éloignement comme « Wichita Lineman » (hit country des années soixante) ou « All I Want » de Joni Mitchell résonnent d’une mélancolie globalisée par la réclusion sanitaire. Éludant tout pianisme, il se fait d’autant plus percussif que la touche du Ré situé à côté du Do médian de son instrument présente quelque imperfection dans le toucher, ce qui le conduit à un palier insoupçonné de vigueur instrumentale. Cette dernière n’est pas sans l’inciter à asséner quelque message politique subliminal. Son interprétation rageuse (et rag pourrait-on dire) de « Get Out of Town » de Cole Porter, il l’a voulue comme une injonction adressée à Trump, voire à ses partisans. Sa livraison de l’incunable « After You’ve Gone », composé pendant l’épidémie de grippe espagnole en 1918, sort des sentiers battus des cadences harmoniques tonales pour se faire modale, acquérant des atours d’hymne à l’émancipation.
N’hésitant pas à convoquer des émotions intimes, il dévoile des pans de sa biographie, avec une superbe composition dédiée à sa mère (« West Virginia Rose »), des souvenirs d’enfance (« The Water is Wide », trésor du patrimoine folklorique des Appalaches de son enfance), et un facétieux clin d’œil à son âge (« When I’m Sixty-four » des Beatles, sur lequel on peut entendre des échos du stride d’un Fats Waller). Dans ces confessions oniriques, le silence se fait notes de musique au détour d’une confondante version de « Solitude » (Duke Ellington) : la plage étendue dévolue à ce standard est un rare moment de méditation en compagnie d’un jazzman essentiel. Mais surtout, que l’espoir demeure, rappelle Hersch dès la première piste : la pièce « Wouldn’t it Be Loverly », issue de la comédie musicale « My Fair Lady » (1956), est interprétée comme une caresse adressée à l’auditeur.trice avec une inclination gospel dénonciatrice de nos sorts confinés certes, mais annonciatrice de jours heureux. On ne demande qu’à le croire.