Entretien

Gonçalo Almeida

Rencontre avec le contrebassiste portugais.

Gonçalo Almeida ne s’interdit rien. Il est de ces contrebassistes aventuriers qui dépoussièrent leur instrument, expérimentant de nouvelles techniques ou de nouveaux modes de jeu. Il multiplie les projets et les collaborations au gré de ses envies et de ses rencontres, façonnant une œuvre riche et éclectique dans laquelle l’improvisation libre tient une place essentielle.

- Pouvez-vous nous présenter rapidement votre parcours musical ?

J’ai commencé à jouer de la guitare basse dans un « garage band » au lycée. Plus tard, un ami m’a fait écouter du jazz et j’ai été tout de suite intrigué et intéressé par cette musique. J’ai vraiment découvert un nouveau monde musical. Je suis ensuite allé étudier à l’école de jazz Luis Villas Boas à Lisbonne. C’est là que j’ai commencé à étudier la contrebasse.

- Quelles sont vos grandes influences musicales ? Quels sont les contrebassistes qui vous ont marqué ?

J’ai toujours essayé d’être ouvert, d’écouter le plus possible de genres et de styles différents, essayant de découvrir de nouvelles influences. J’ai grandi en écoutant du rock et du métal, et le son et l’énergie de ces musiques ont encore aujourd’hui un fort impact sur ma musique. En ce qui concerne le jazz, les grands maîtres de la contrebasse font évidemment partie de ma playlist : Paul Chambers, Scott LaFaro, Charlie Haden…. Mais celui qui m’a réellement marqué et fait découvrir une nouvelle palette sonore, c’est le bassiste Peter Kowald.

Gonçalo Almeida par Nuno Martins

- Et chez les musiciens actuels ?

Je rajouterais Joëlle Léandre, Barre Phillips, Stefano Scodanibbio, Carlos Bica, Wilbert de Joode, qui sont tous des figures très inspirantes pour moi. Un duo avec Phillips ou Léandre serait un rêve formidable. Récemment, j’ai beaucoup écouté Barre Phillips ; je pense que c’est un vrai « magicien », avec une incroyable musicalité.

Le point commun de tous ces projets est qu’ils sont expérimentaux, underground

- Vous jouez aussi bien de la contrebasse que de la basse électrique. Quel est votre relation avec ces deux instruments ?

L’approche est totalement différente. Dans des projets comme LAMA, The Selva, The Attic, Tetterapadequ ou Bulliphant, ou dans des contextes de musique improvisée, je préfère me servir de la contrebasse. Elle me permet d’utiliser un large éventail de techniques et me laisse beaucoup de possibilités. C’est l’instrument qui m’est le plus familier, celui avec lequel je me sens le plus à l’aise.
A l’inverse, dans des projets plus électriques (Albatre, Spinifex, Cement Shoes, Roji), la guitare basse permet d’avoir une approche forte, bruyante, presque extrême avec un son viscéral, sale et puissant.
Je dis souvent que c’est mon Yin et mon Yang, les deux côtés de ma personnalité. J’aime aussi bien jouer dans une veine sensitive, mélodique et acoustique que dans une approche violente, explosive et bruitiste. Ce sont deux facettes essentielles de ma façon d’être en musique. Le point commun de tous ces projets est qu’ils sont expérimentaux, underground ; l’expérimentation, la prise de risque, l’inconfort y sont toujours présents.

- Vous collaborez à de nombreux projets et jouez avec de nombreux musiciens. Quel est le fil rouge qui sous-tend toutes ces aventures ?

Pour moi, le processus de création n’a pas de limite. J’ai toujours tendance à rechercher de nouveaux projets, de nouvelles musiques, de nouvelles approches et de nouveaux défis. C’est aussi un moyen de rester occupé toute l’année, avec différentes choses qui se déroulent à diverses périodes et de tourner avec plusieurs musiciens et/ou projets.

Gonçalo Almeida par Nuno Martins

- Vous jouez dans de multiples configurations. C’est un choix de ne pas se confiner à un type de formule ?

Exactement, relever le défi de jouer à partir d’improvisations ad hoc ou de jouer du matériel strictement écrit, dans des configurations aussi bien acoustiques qu’électriques, ou même en combinant les deux, c’est quelque chose qui m’attire toujours. Jouer dans des formules pures et conventionnelles ne m’intéresse pas beaucoup, ni jouer selon une seule approche idiomatique. Pour moi, tout est possible et j’essaie toujours d’être créatif. C’est l’expérimentation qui est le lien, la pierre angulaire entre tous ces projets.

- La scène est quelque chose d’important pour vous. Est-ce à ce moment que votre musique s’exprime le mieux ?

La performance live est toujours l’un des principaux moteurs de la musique. J’apprécie vraiment de jouer sur scène. Les niveaux de concentration et de musicalité grandissent lorsque vous jouez en direct. Profiter de l’instant présent est toujours une grande joie et je trouve qu’être sur la route est toujours un excellent moyen de découvrir et d’explorer le monde, de rencontrer des lieux, des personnes et des cultures remarquables.

- Vous êtes portugais, né à Lisbonne mais vous vivez aujourd’hui à Rotterdam, aux Pays-Bas. Quand avez-vous fait ce choix ? Pour quelles raisons ? Présentez-nous la scène improvisée hollandaise.

En 2002, je suis parti à Rotterdam pour poursuivre mes études au département jazz du conservatoire de la ville. Ces années de formation ont été, sans aucun doute, des années importantes dans mon apprentissage et mon expérience de la musique, en raison des professeurs avec lesquels j’ai eu l’occasion d’étudier, du programme et de la diversité des étudiants avec lesquels j’ai obtenu mon diplôme.

Le contact avec le monde de la danse moderne au sein même du conservatoire a également été une expérience stimulante pour moi, qui m’a amené à m’interroger sur de nouvelles approches de la performance artistique. C’est également au cours de ces premières années aux Pays-Bas que j’ai découvert la scène free du pays, avec laquelle j’ai beaucoup joué depuis. La scène improvisée néerlandaise est assez variée et riche ; elle fait partie, depuis de nombreuses années, des places fortes de la scène free en Europe. Des noms tels que Willem Breuker, Misha Mengelberg, Han Bennink, Leo Cuypers et bien d’autres ont été les pionniers de ce qui est aujourd’hui une scène vibrante et audacieuse où de jeunes générations de musiciens (dont moi-même) ont trouvé l’espace pour continuer à faire vivre leur héritage musical.

Gonçalo Almeida par Nuno Martins

- Retournez-vous souvent au Portugal ? Quelles sont vos relations avec la scène portugaise ?

Même si je réside aux Pays-Bas, j’essaie depuis longtemps déjà de rester en contact et de jouer avec des musiciens de la scène improvisée portugaise. Outre des collaborations ponctuelles avec des improvisateurs de Lisbonne, j’ai plusieurs projets en cours avec des musiciens portugais : The Selva avec le violoncelliste Ricardo Jacinto et le batteur Nuno Morão, The Attic avec le saxophoniste Rodrigo Amado et le batteur Marco Franco et Ikizukuri, un trio jazzcore basé à Porto avec Julius Gabriel au saxophone ténor et à l’électronique et Gustavo Costa à la batterie.

Je donne plusieurs concerts par an et j’ai organisé plusieurs tournées au Portugal avec des projets basés aux Pays-Bas (Spinifex, Albatre, Lama) afin de continuer à construire des ponts entre les musiciens des deux scènes ; à l’inverse, j’ai fait venir plusieurs des projets « portugais » mentionnés plus haut afin qu’ils se produisent au Pays-Bas et en Belgique. J’ai également sorti plusieurs albums sur des labels portugais tels Clean Feed, Shhpuma et Creative Sources.

- Vous composez pour le groupe LAMA dont vous êtes le leader. Parlez-nous de ce groupe, de sa genèse, de votre rencontre avec Greg Smith et Susana Santos Silva et de votre rapport à l’écriture.

J’avais déjà eu l’occasion de travailler avec Greg Smith dans le domaine de l’improvisation, en accompagnant des performances de danse contemporaine. Je connaissais son côté éclectique en tant que musicien et nous partagions un intérêt commun pour l’utilisation de l’électronique.
Plus tard, j’ai rencontré Susana Santos Silva à Rotterdam et j’ai senti tout de suite que nous avions une approche et une compréhension musicale identiques ; elle avait envie de développer et d’explorer de nouvelles esthétiques musicales.

L’idée de mettre en place un projet sans instrument harmonique était quelque chose que j’avais en tête depuis quelque temps et il me semblait naturel de présenter l’idée à Greg et Susana. Après la première session, pour laquelle j’avais apporté quelques partitions, il était clair que nous avions trouvé une formule dans laquelle nous pouvions explorer de nouvelles directions en combinant nos influences individuelles.

Dans LAMA, j’écris la plupart des compositions, mais Susana, Greg et les invités avec lesquels nous avons collaboré apportent également du matériel.
La musique de LAMA est basée sur l’esthétique du jazz ; elle est influencée par l’avant-garde et le free jazz. La musique est écrite, mais laisse de l’espace pour l’improvisation libre. Nous utilisons également des composants électroniques et des matériaux pré-produits pour aboutir à une sorte de jazz électroacoustique [1].

Gonçalo Almeida par Vera Marmelo

- Vous jouez beaucoup de musique improvisée. Que recherchez-vous dans ce processus ?

La musique improvisée est pour moi un moyen fondamental d’interagir avec d’autres musiciens pour créer de la musique sur l’instant, que l’on peut appeler composition instantanée. Ce que j’ai trouvé de si intéressant dans ce type d’approche, c’est qu’il n’y a pas de limite à l’exploration de la créativité et au traitement des éléments non fonctionnels de votre instrument.
Cette approche non idiomatique est vraiment un moyen de communication universel que je trouve incroyable. Plusieurs fois, en explorant ce processus, cela m’a apporté des idées que j’ai pu développer plus avant dans des compositions.

Il est difficile de trouver un bon équilibre entre un certain protectionnisme et la capacité de maintenir une relation ouverte et interactive

- Vous avez créé un label totalement dématérialisé, Cylinder Recordings. Pour quelles raisons ?

Cylinder Recordings est né de la nécessité de documenter et de publier des enregistrements intéressants que j’avais réalisés dans des configurations diverses et avec différents musiciens au fil des années, dans le champ de l’improvisation libre. Même si la plupart des albums ne sont disponibles qu’en format numérique, certains enregistrements ont également été publiés au format CD.

- En France, il existe de plus en plus de collectifs de musiciens. Que pensez-vous de ce phénomène ? Est-ce nécessaire aujourd’hui de se regrouper pour faire de la musique et en vivre décemment ? Est-ce la même chose aux Pays-Bas ?

Je connais et respecte les collectifs de musiciens en France. C’est certainement très positif de créer une union forte entre musiciens, en particulier dans la scène underground improvisée et expérimentale. Personnellement, je n’appartiens à aucune association ou collectif. Ce que je trouve difficile dans cette approche collective est de trouver un bon équilibre entre un certain protectionnisme et la capacité de maintenir une relation ouverte et interactive avec des musiciens internationaux.

- Pour conclure, parlez-nous de vos projets 

Cette année a été très fructueuse pour moi.
Début septembre est sorti un album en duo avec le batteur Jörg A. Schneider [2]. Fin septembre et début octobre, nous avons fait une tournée d’une dizaine de dates en Europe avec le trio jazzcore Albatre pour présenter notre nouvel album The Fall of the Damned sorti chez Shhpuma. Dans cette période, j’ai joué également avec le groupe Spinifex au festival Jazz Goes To Town en République tchèque : un soir avec un groupe élargi à des musiciens tchèques (Spinifex Maximus), un deuxième soir avec le quintet pour présenter un nouveau répertoire influencé par la musique soufie. Un album sortira à la fin de l’année.
Le premier album de Ikizukuri [3] sortira très prochainement sur le label barcelonais Zona Watusa. Une mini tournée aura lieu fin décembre au Portugal pour présenter le projet.

Prochainement également, sortiront deux autres albums en trio : sur le label polonais Multikulti Project, un album avec le saxophoniste Yedo Gibson et le batteur Vasco Furtado et sur le label français Gaffer Records, le premier album du groupe Cement Shoes avec Giovanni di Domenico au Rhodes et à l’électronique et le batteur hongrois Balazs Pandí. D’autres projets suivront : quelques enregistrements sur Cylinder Recordings, un disque célébrant les dix ans du groupe Tetterapadequ, un album live de Cement Shoes et un deuxième album de The Selva.

par Julien Aunos // Publié le 28 octobre 2018
P.-S. :

Discographie sélective :

  • The Selva (Jacinto/Almeida/Morão), Clean Feed, 2017
  • The Attic (Almeida/Amado/Franco), NoBusiness Records, 2017
  • ROJI, The Hundred Headed Women, Shhpuma, 2016
  • Almeida/Duynhoven/Klein, Vibrate in Sympathy, Clean Feed, 2015
  • LAMA + Joachim Badenhorst, The Elephant’s Journey, Clean Feed , 2015
  • Wilbert de Joode and Gonçalo Almeida, Live at Atelier Tarwewijk, Nachtstuck Records, 2014
  • Spinifex, Hipsters Gone Ballistic, Trytone, 2013
  • Albatre, A Descent into the Maelstrom, Shhpuma, 2013
  • LAMA, Oneiros, Clean Feed, 2011
  • Tetterapadequ, And the Missing R, Clean Feed, 2008

Site internet : http://gonzobass.wixsite.com/gonzoalmeida

[1Le groupe LAMA a publié quatre disques sur le label Clean Feed. Le premier disque Oneiros (2011) a été enregistré en trio. Lamaçal (2013) est une performance live captée lors du Portalegre Jazz Festival avec la participation du saxophoniste américain Chris Speed. The Elephant’s Journey (2015) et Metamorphosis (2017) sont le résultat de la collaboration avec le clarinettiste belge Joachim Badenhorst.

[2Entendu avec le groupe Roji.

[3Julius Gabriel au saxophone, Sukitoa O Namau à l’électronique, Gonçalo Almeida à la basse et Gustavo Costa à la batterie.