Tribune

Ingrid Laubrock : discographie sélective

Discographie sélective d’Ingrid Laubrock.


Aujourd’hui à un tournant d’une carrière qui l’impose un peu plus encore comme une compositrice audacieuse, la saxophoniste Ingrid Laubrock peut se flatter d’une discographie à la fois diverse dans sa forme et d’une belle rigueur dans la ligne esthétique qu’elle conduit. Soutenue par une collaboration au long cours avec des personnalités qui lui permettent d’accoucher de ses idées, elle est également, en retour et dans un mouvement alternatif, un des rouages essentiels de ce que la communauté new-yorkaise créative peut produire d’excitant.

Si sa participation aux trois disques d’Anthony Braxton (Quartet/Quintet (NYC), l’opéra Trillium E et l’Anthony Braxton Diamond Curtain Wall Quartet Live in São Paulo) l’adoube immédiatement en lui permettant d’entrer la tête haute dans les grandes heures de cette musique, il ne faut pas y voir seulement l’arbre qui cache la forêt. Plus juste serait de dire d’ailleurs que les trois arbres justifient pleinement la forêt derrière. Depuis maintenant vingt ans, Ingrid Laubrock signe une discographie dans laquelle elle peut, sans honte, voir le portrait juste de son parcours d’artiste, laissant de surcroît peu de scories.

Et pour cause ! Sa première référence (Who is it ? chez Candid en 1999) aux consonances brésiliennes s’éloignant (elle ne la renie pas mais se sent étrangère, comme elle le déclare dans son interview à Citizen Jazz), Ingrid Laubrock articule aujourd’hui son travail autour de projets et de personnes avec qui elle creuse un profond et unique sillon dont la longévité lui permet de gagner à chaque pas une liberté plus grande.

Au côté de Tom Rainey, par exemple, elle propose enfin, après de nombreuses collaborations communes, un duo saxophone/batterie sans filet qui prouve que le couple (à la scène comme à la ville) trouve encore et toujours des choses à dire avec la même gourmandise en dépit d’un instrumentarium des plus réduits. Signés sur le label du New Jersey Relative Pitch Records, deux disques témoignent de ce mariage musical : Buoyancy en 2016, Utter en 2018 qui concrétisent la complicité au long cours qui lie ces deux musiciens.

Car la saxophoniste participe depuis plusieurs années à deux autres trios en compagnie du batteur de Big Satan. Sleepthief (Liam Noble, une vieille connaissance avec qui elle a réalisé aussi un disque en duo, est au piano) dont elle a la charge artistique et le Tom Rainey Trio en compagnie de Mary Halvorson. L’un comme l’autre sont axés sur l’improvisation et la recherche de textures et se veulent un espace de créativité dans lequel chacun peut explorer les possibles.

Côtoyant la guitariste dans le même temps chez Braxton, c’est une partenaire dont elle est proche. Les interventions de l’une dans les formations de l’autre sont incessantes. Pour preuve, Laubrock compte parmi les membres du Mary Halvorson Octet (dont Citizen Jazz avait pensé le plus grand bien à sa sortie) tandis que cette dernière est invitée en retour sur les trois disques parus chez Intakt (Anti-House, Strong Place, Roulette Of The Cradle) de son Anti-House. Ce quintet all star se tient à la frontière d’une écriture précise au sein de laquelle l’expressivité libérée des instrumentistes rend la machine stimulante. John Hébert tient la basse, Tom Rainey (encore lui) est à la batterie, Kris Davis est au piano.

Car Laubrock est une fidèle et la communauté qui l’entoure est peu ou prou souvent la même. En compagnie de la pianiste et du batteur Tyshawn Sorey, elle a fouillé les potentialités d’une configuration orchestrale, The Paradoxical Frog, dans laquelle l’espace est une dimension qui joue avec les silences. Des lignes étranges et désaffectées dégagent des sentiments ambigus qui repoussent les limites de l’imaginaire musical. A la fois organique et purement cérébral, le trio est une recherche permanente qui a donné lieu à deux disques (Paradoxical Frog Tyshawn Sorey/Kris Davis/Ingrid Laubrock (Cleanfeed, 2010 et Union / Paradoxical Frog (Cleanfeed, 2012).

Toujours au côté de Kris Davis et encore avec Tom Rainey, elle participe également à une réappropriation des standards dans le cadre de l’Obbligato du batteur. Sur deux disques (Obbligato et Float Upstream) qui revisitent des trames harmoniques connues de tous (des musiciens à l’auditeur), la saxophoniste donne à entendre une voix qui privilégie le retrait et l’ellipse. Avec une sonorité claire, chaleureuse au ténor, elle tisse des phrases délicates qui sont à la fois matière et arabesques. Évitant les effets de surcharge, elle préfère la suggestion au bavardage et semble aimer se fondre dans la masse d’un ensemble pour mieux le travailler de l’intérieur.

C’est le cas dans le Plustet de cet autre disciple d’Anthony Braxton, le cornettiste Taylor Ho Bynum. Cet autre disque majeur de ces dernières années parvient à trouver un réel équilibre entre sens du collectif, prolongement d’une tradition jazzisitique désormais séculaire et une modernité à la recherche de nouvelles lignes exploratoires. De toutes ces aventures, Laubrock se fait une des mercenaires les plus enjouées avec une justesse de ton qui lui permet de ne jamais rater sa cible [1].

Après avoir conduit un octet en 2014 lors d’un Zürich Concert au côté de Ben Davis, Drew Gress, Liam Noble, Mary Halvorson, Ted Reichman, Tom Rainey et Tom Arthurs, proposant une nouvelle forme de rigueur dans sa composition musicale, elle semble désormais s’orienter vers des pièces qui donnent lieu à des constructions formelles savamment agencées. Ubatuba en 2015 examine la profondeur des cuivres du tuba et du trombone (chez Firehouse 12) et Serpentines en 2016 (septet au côté notamment de Craig Taborn et Peter Evans) semble faire le choix d’une écriture pensée où est valorisé son sens de la direction et de la composition. Aujourd’hui Contemporay Chaos Practices marque certainement une nouvelle étape dans le cheminement de cette musicienne toujours en recherche d’un élargissement et d’un renouvellement de son identité.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 16 décembre 2018

[1En marge de ces collaborations on peut écouter le travail de contrepoint qu’elle apporte au chant de Sara Serpa sur le disque Close Up (Clean Feed, 2018)