Scènes

Jazzahead, l’art est au stand

Le salon international du jazz 2023 de Bremen a fait le plein.


Amalia Umeda © M3B GmbH/Jens Schlenker

Le 17e salon Jazzahead, rencontre annuelle du secteur économique du jazz international, a fait le plein cette année. Le retour à un format normal, après deux années de covid, a été très appréciable pour l’ensemble des participant·e·s. En matière de chiffres, Jazzahead reste le premier rendez-vous de ce type, avec une tendance à la hausse de la participation, aussi bien des délégations que des visites.

Pendant trois jours, à Brême [1], deux mille huit cents personnes environ ont participé au salon. Chaque année, un pays partenaire est choisi pour une mise en avant spécifique de sa scène jazz. En 2023, c’est l’Allemagne, pays hôte, qui présente ainsi une part importante de ses musicien·ne·s, notamment grâce à des commandes spécifiques. Sur l’ensemble des trente-six showcases présentés lors du salon, 428 musicien·ne·s internationaux·ales ont ainsi pu jouer une demi-heure.
Le soir du vendredi, c’est Clubnight, une soirée de trente concerts dans différents lieux de la ville, avec un billet unique.
Sur le plan international, les 51 nations représentées par les participant·e·s étaient dominées par le pays hôte (872 participant·e·s) et ses voisins français (166) et néerlandais (163).

Jazzahead, ses stands et ses participant.e.s © M3B GmbH/Jörg Sarbach

Il faut noter également la fin de mandat pour deux figures historiques de la direction artistique du salon, Uli Beckerhoff et Peter Schulze, qui laissent la place au journaliste allemand Götz Bühler, nouveau conseiller artistique. Ce dernier est reconnu outre-Rhin comme l’un des meilleurs journalistes de jazz, habile et dynamique présentateur de concerts et festivals et agitateur multi-tâche dans le jazz allemand depuis des décennies. Il aura donc à proposer une sélection en partenariat avec les équipes artistiques des Pays-Bas, prochain pays partenaire.

Le hall grouillant où se situent les stands des délégations est un endroit bruyant où l’on croise de nombreuses connaissances et où se font, peut-être, quelques-unes des prochaines collaborations internationales. On préfère donc passer le temps à écouter de la musique en assistant aux nombreux showcases.
Les concerts sont répartis en quatre catégories : les commandes du festival, la scène européenne, la scène internationales et le focus sur le pays partenaire, l’Allemagne.

L’emploi du temps chargé permet d’assister aux concerts suivants : Daniel Erdmann “Thérapie de couple” (FR) / Ingrid Laubrock “Lilith” (US) / Alex Koo (BE) / Amalia Umeda Quartet (PL) / Karja-Renard-Wandinger Trio (EE) / LAV SOL (NO) / MOZES & KALTENECKER (HU) / Purple is the Color (AT/CZ) / schntzl (BE) / Yessaï Karapetian (FR) / LIUN + The Science Fiction Orchestra (DE) / Malstrom (DE) / Mother (DE) / Jussi Reijonen « Kolme Toista » (US/NL)

L’impasse est faite sur les groupes français - dont notre magazine traite par ailleurs - ainsi que sur les esthétiques fusion, tropicale ou mainstream et les groupes déjà entendus par ailleurs dans d’autres festivals.

Mozes & Kaltenecker © M3B GmbH/Jens Schlenker

Les halls aménagés en salles de concert avaient un son difficile : la salle est immense et souvent disproportionnée pour des duos ou des trios. De plus, la séparation avec la zone de rencontre/bar/discussion étant faite de rideaux, la qualité d’écoute s’en trouve altérée. Néanmoins, on a pu profiter du quartet polonais de la violoniste Amalia Umeda, à la musique fournie et chantante. La musicienne a une belle expressivité originale et son pianiste Franciszek Raczkowski fait impression. Un groupe à suivre, déjà auteur d’un disque de qualité.

Le duo belge schntzl est jeune et dynamique et la musique électronique résonne fortement dans la belle salle du Schlachthof. Il s’agit d’un tiers-lieu culturel (musique, restaurant, bar, cinéma, etc.) installé dans l’ancienne chaufferie et les magasins de ce qui fut les abattoirs de Brême. Il ne reste que ce bâtiment technique en hauteur, une grande tour carrée de briques rouges et une cheminée d’usine. La réhabilitation du lieu mélange balustrades en métal, brique et verre.

Une belle découverte que ce duo hongrois (signé chez BMC) Mozes & Kaltenecker (voix et claviers). Une musique avec paroles, teintée de blues et de groove, avec de nombreux effets et des plages d’improvisation bien barrées. Alex Dutilh, producteur de France Musique, était sur place et ne s’est pas trompé en les invitant à son Open Jazz en direct de Brême.
Lucia Cadotsch, en majesté sur la scène du Schlachthof, présente son nouveau projet Liun & The Science Fiction Orchestra en compagnie de son co-équipier, le saxophoniste Wanja Slavin. La scène allemande dans toute sa verve et sa modernité. Il s’agit d’arrangements du précédent album très produit et très électro Time Rewind, présentés pour un orchestre acoustique. Le chanteuse est volatile et prégnante, comme Barbara, la musique envoûtante. On peut la retrouver sur l’album Lily of The Nile.

Autre groupe allemand, le quartet Mother de la contrebassiste Athina Kontou, d’origine grecque, qui revisite le répertoire traditionnel de ses origines en compagnie de la saxophoniste alto Luise Volkmann, du pianiste Lucas Leidinger et du batteur Dominik Mahnig. Avec sérieux et des sonorités tantôt décalées (piano préparé), tantôt assez traditionnelles, la contrebassiste mène à bien son projet donnant la réplique solide aux mélismes de Luise Volkmann, très à l’aise dans ce répertoire. Le disque est disponible ici.

Le trio suivant est européen et comprend la pianiste estonienne Kirke Karja, le bassiste français Étienne Renard et le batteur allemand Ludwig Wandinger. Leur musique est sacrément charpentée et cogne. Malgré la présence de partitions qui indiquent une écriture et une narration non improvisée, on est embarqué dans un tunnel musical qui semble se creuser à mesure du temps. Ce magnifique trio à suivre va bientôt sortir un disque chez BMC. On en reparlera.

Ingrid Laubrock « Lilith » © M3B GmbH/Jens Schlenker

Puis vient le trio norvégien de Trondheim Lav Sol , qui s’inspire de Ringo Starr et d’Aphex Twin ! En vérité, avec une batterie, des claviers et un tuba, tous branchés sur des pads d’effets, on est tenu en suspens par une tension permanente et une couleur unique, celle d’une musique électro-bruitiste vibrante.

Ingrid Laubrock présente sa belle commande « Lilith », entourée de la nouvelle génération d’improvisateur·trice·s de New York. On reconnaît avec enthousiasme Adam Matlock, l’accordéoniste-vocaliste qui accompagne Anthony Braxton et Susana Santos Silva en trio. La jeune contrebassiste Eva Lawitts est impressionnante, entre décontraction et puissance. La musique de Laubrock est libre, les prises de parole individuelles sont fluides et aérées.

Le soir, dans la salle du Schlachthof systématiquement pleine comme un œuf, c’est la commande de Jazzahead et de Jazzdor faite à Daniel Erdmann qui est présentée. Intelligemment intitulée « Thérapie de couple », cette création réunit trois musicien·ne·s allemand·e·s et 3 français·e·s, le couple franco-allemand comme moteur. L’écriture est fournie, les cordes (Théo Ceccaldi au violon, Vincent Courtois au violoncelle et Robert Lucaciu à la contrebasse) vibrent énergiquement et les deux soufflants, Hélène Duret (clarinette) et Daniel Erdmann (sax) s’entremêlent. La pulsation colorée est assurée par l’énergique batteuse Eva Kleese. Tout se déroule à merveille quand soudain le violoncelle prend la parole. S’ouvre alors une faille dans l’espace-temps : l’archet de Courtois est enchanté, il ne joue plus, il charme. Et la salle retient son souffle. Cette longue envolée de toute beauté sera suivie d’une ovation du public, le concert se finissant sous un tonnerre d’applaudissements. On en parle encore.
Tous les pays peuvent bien envoyer des dizaines de musicien·ne·s à Jazzahead, nous, on a Vincent Courtois.

Vincent Courtois © M3B GmbH/Jens Schlenker

Les Allemands du trio Malstrom ont envoyé leur free-rock à fond, tout à fond. Sax, guitare électrique et batterie pour un tir de barrage groupé. Le projet « Trois secondes » (Kolme Toista) du Finlandais Jussi Reijonen, un orchestre de musiciens du monde, a assuré une world music orchestrale, tout comme le groupe du pianiste français Yessaï Karapetian et son folklore arménien qui rappelle les belles heures de Bojan Z et son projet Koreni. La sensation belge, c’est le pianiste Alex Koo en solo, très contrasté dans ses attaques et dont on reparlera bientôt.

La partie festival de Jazzahead remplit bien son office de vitrine de l’actualité internationale et la configuration permet d’écouter ce que l’on veut sans avoir à courir, malgré une fréquentation très élevée.
À remarquer aussi, l’étendue très large des esthétiques présentées, ce qui arrive moins souvent dans les festivals qui sont le reflet d’une ligne artistique unique.

par Matthieu Jouan // Publié le 14 mai 2023

[1Ville hanséatique libre où se déroule le fameux conte des frères Grimm Les musiciens de Brême.