Scènes

Échos de Jazz in Marciac 2015 -1

Compte rendu de la 38e édition


Stanley Clarke © M. Laborde

Pour la 38e année consécutive, la petite bastide de Marciac (Gers) voit converger les festivaliers par dizaines de milliers. Plus de 180 concerts les attendent, pendant près de trois semaines, en trois lieux différents.

Mercredi 29 juillet

Chick Corea solo, comme au coin du feu

A Marciac, Chick Corea est comme chez lui. C’est donc sans façon qu’il entre en scène. Le public l’accueille par un tonnerre d’applaudissements. Comme il le ferait avec des amis réunis dans son salon, Chick Corea lui propose de partager l’émotion que lui procurent certains de ses compositeurs préférés.

Chick Corea © Michel Laborde

Après Gershwin et son « Someone To Watch Over Me », auquel il confère une ampleur qui n’exclut pas la fluidité, ce sera Antonio Carlos Jobim, particulièrement cher à son cœur. Il a choisi « Desafinado », pièce très connue qui, reconnaissable et différente à la fois, prend une nouvelle vie sous ses doigts. Duke Ellington, « un des plus grands compositeurs américains », sera également salué ainsi que Thelonious Monk - il demandera même au public de chanter une partie de « Blue Monk ». Après la « Waltz for Debby » de Bill Evans, dont il restitue toute la richesse et la complexité, le concert prend une autre tournure. Un spectateur est appelé sur scène pour se faire tirer le portrait musicalement. Puis une spectatrice répond à sa proposition de duo avec lui et s’en tire tout à fait honorablement. Un des moments les plus sympathiques et les plus singuliers sera l’entrecroisement, réalisé avec beaucoup d’humour, de « Past Time Paradise » (Stevie Wonder) et d’une mazurka de Chopin ! Le concert tire doucement vers sa fin avec des compositions de Corea lui-même, quelques-unes de ses Children Songs et son populaire « Spain » en rappel. Le public est ravi de cette soirée très décontractée. Les spectateurs plus exigeants restent un peu sur leur faim.

Stanley Clarke quartet : le feu aux poudres

L’atmosphère se fait plus électrique avec Stanley Clarke entouré par un trio de jeunes pousses de talent (une vingtaine d’années). On citera d’abord un prodige du piano, le Géorgien Beka Goschiashvili, qui s’affirme d’emblée dans « Brazilian Love Affair » de George Duke par un solo endiablé et un jeu très physique applaudis par Stanley Clarke. On admire un passage très percussif de ce dernier, dont les mains paraissent littéralement voler sur les cordes. Saluons aussi l’extraordinaire vélocité de Michael Mitchell à la batterie. Ce tout jeune homme est aussi capable de cogner vite et fort (ce dont il abuse parfois) que de tisser une dentelle délicate. « Black Narcissus » (Joe Henderson) est l’occasion d’apprécier le jeu délicat et très nuancé de Cameron Graves (claviers) et le jeu très mélodique de Stanley Clarke.

Stanley Clarke © Jean-François Picaut

« Lover Man » (Billie Holiday) nous fait découvrir Natasha Agrama (19 ans), une jeune femme au maintien modeste, en trio (basse, clavier, chant). La voix porte et l’interprétation est nuancée. On apprendra par des voies détournées que l’artiste n’est autre que la fille de Stanley Clarke. Vient alors le temps des retrouvailles entre deux amis et complices de Return To Forever avec le retour de Chick Corea en scène. La pluie qui fait rage fournit aux deux hommes l’occasion d’une belle improvisation à l’allure de conversation amicale. Le retour du trio pour « Song to John » de Stanley Clarke est un grand moment de musique comportant deux belles joutes, d’abord entre les trois claviers (spécialement Corea et Gochiashvili) puis entre Clarke et Mitchell. Le public est déjà comblé, mais on franchit un pas supplémentaire dans l’enthousiasme avec deux rappels dansants : « School Days » (Stanley Clarke) et « Mothership » (George Clinton). A la basse électrique, Clarke s’amuse comme un fou et semble rajeunir à vue d’œil.

Vendredi 31 juillet

Lisa Simone : l’émotion et le talent,

J’ai hésité à revoir Lisa Simone pour la troisième fois en moins d’un an, mais je n’ai pas regretté car j’ai retrouvé sur scène ce soir une artiste très en voix qui a encore gagné de l’étoffe dans des graves (désormais somptueux). Elle paraît également plus libre vis-à-vis de son répertoire, ce qui lui permet une très grande présence physique. Ceci est-il la conséquence de cela ? L’espace laissé aux musiciens de son excellent trio s’étend lui aussi, et ils en profitent avec plaisir.

Hervé Samb, Lisa Simone, Reggie Washington © Michel Laborde

Au premier rang d’entre eux, on trouve évidemment le guitariste Hervé Samb, également directeur artistique. Après deux solos remarquables de brio sur « All Is Well » (l’album éponyme est paru chez Laborie Jazz en 2014), il récidive sur « Child in Me ». « Ain’t Got No, I Got Life », en hommage à Nina, est pour lui un vrai morceau de bravoure. On apprécie une belle et longue passe d’armes avec Reggie Washington à la basse, en introduction d’un blues. Le (contre)bassiste paraît moins engagé que les trois autres, mais signe un solo de toute beauté et plein d’énergie en rappel. Quant à Sonny Troupé, très en phase avec Samb et la leader, il a fait preuve d’une belle présence, aussi bien dans des passages tout en finesse rythmique et mélodique que dans les fortissimi alliant force et rapidité. Toujours très loquace, Lisa Simone commenté abondamment son répertoire, insufflant beaucoup d’émotion à ce qu’elle chante. Elle achève d’enflammer le public en parcourant longuement la salle en tous sens pour un finale grandiose.

Melody Gardot : une femme libérée

Ce concert a beaucoup surpris les admirateurs de Melody Gardot, tant visuellement que musicalement. Oubliée la canne qu’elle ne pouvait guère lâcher, même sur scène ; la chanteuse évolue ce soir avec aisance, allant jusqu’à esquisser une « danse du ventilateur », comme disent les Sénégalais. Si de très larges lunettes noires protègent encore ses yeux, fragilisés par son accident de 2003, l’artiste ne se cache plus dans la pénombre ou d’épaisses volutes de fumée. Elle affronte la pleine lumière, au devant de la scène. Ce dévoilement va de pair avec une présence plus personnelle, plus intime, dans les chansons de son nouvel album, Currency of Man (Decca, juin 2015), un vrai régal.

Plus de la moitié des titres interprétés ce soir sont tirés de ce dernier disque dont, pour commencer, « Same to You ». Ce morceau qui dégage une belle énergie est agrémenté d’un premier solo paroxystique, à la limite du growl, signé Irwin Hall au saxophone ténor ; il se distinguera ultérieurement en utilisant simultanément un ténor et un alto sur « March for Mingus ». Cet hommage au maître met en évidence Edwin Livingstone dans une superbe introduction à la contrebasse jouée à l’archet. Melody Gardot, elle, mène la danse sur un piano droit préparé.

Melodie Gardot © Michel Laborde

Mais il n’y a pas que des chansons énergiques sur Currency of Man. « Morning Sun », par exemple, est doté d’une atmosphère étrange. Melody Gardot y prélude quasi a cappella par une sorte de vocalise qui fera écho à la guitare, ponctuée de quelques touches de percussion. Peu à peu le chant se met en place et s’élève, superbe, avant que tous les instruments entrent en scène. Mention spéciale au solo mélodique de Sylvester Uzoma Onyejiaka au saxophone baryton. Sans oublier le remarquable travail sur les lumières qui sculptent ce concert.

L’atmosphère est semblable pour « Our Love Is Easy » (tiré de My One and Only Thrill, 2009), une ballade presque murmurée que Melody Gardot introduit très longuement, installée sur un tabouret, sous les projecteurs, au bord de la fosse des photographes… qu’on a éloignés ! Le travail harmonique des cuivres et de la voix est remarquable (distinguons Shareef Clayton à la trompette). « Preacherman » fait appel au public pour les chœurs, et le spectacle s’achève avec le premier morceau de Currency of Man, « It Gonna Come », dans une interprétation festive, comme il convient pour clore un concert.