Chronique

Jérôme Sabbagh Quartet featuring Jozef Dumoulin

Plugged In

Jérôme Sabbagh (ts), Jozef Dumoulin (Fender Rhodes), Patrice Blanchard (elb), Rudy Royston (dms)

Label / Distribution : Bee Jazz

Jérôme Sabbagh est parti au milieu des années 90 tenter sa chance à New York. Le parcours qu’il y trace depuis, sans perdre de vue la scène hexagonale, est en tous points remarquable. Il a su s’imposer, dans cette ville pourtant bien pourvue en saxophonistes puissants, comme un musicien solide ; ce qui lui a valu, en marge de ses projets personnels, de devenir un sideman sollicité par les grands acteurs de cette scène vivante, jusqu’à devenir membre, aux côtés de son complice Ben Monder, du dernier trio de Paul Motian, lequel savait mieux que personne s’entourer des personnalités musicales les plus passionnantes.

Son jeu est un bel exemple de pertinence et de décontraction au ténor, avec une sonorité riche au vibrato parcimonieux (il ne l’utilise, non sans classe, que sur les notes les plus tenues) et un phrasé imprévisible dont les dénivelés incessants façonnent le relief. Peu démonstratif mais enclin à déployer une grande énergie sur certains passages de ses chorus, il fait partie de ces saxophonistes qui, tel Mark Turner, en « gardent sous le pied » techniquement mais s’engagent à fond dans leurs improvisations.

Après avoir publié, déjà chez Bee Jazz, quelques beaux disques en trio ou quartet (dont les très recommandables Pogo et One, Two, Three), il a signé en 2010 un album remarquable où se manifestait une volonté d’aller puiser l’inspiration dans des structures plus alambiquées, des matières moins lisses. En s’associant ici à Jozef Dumoulin, il franchit une étape supplémentaire dans son cheminement personnel : l’électricité n’agit plus à coups de griffe comme sur I Will Follow You par la grâce de Ben Monder, mais imprègne une grande partie du matériau musical, l’espace étant bien occupé par Jozef Dumoulin, ses nappes aux harmonies labyrinthiques et les éclairs mélodiques de son Fender Rhodes, mais aussi par la rondeur de la basse électrique, instrument dont le leader est peu coutumier.

Revenons sur cette formation, justement. Il ne vous aura pas échappé, si vous suivez de près l’actualité de ces musiciens, que Plugged In réunit pour la première fois Sabbagh et Dumoulin. En effet, séduit par la personnalité du pianiste et claviériste belge à l’écoute de Trees Are Always Right, le saxophoniste lui a proposé cette rencontre - une rencontre entre deux voix singulières, mais aussi deux univers puisqu’il a été décidé que chacun apporterait la moitié du répertoire, constitué de compositions originales. Suite logique de sa volonté de confronter son lyrisme organique à l’esthétique colorée de Dumoulin, le choix de Patrice Blanchard et Rudy Royston s’avère judicieux car cette rythmique de choc se situe, à l’image du quartet, au confluent de la tradition et des formes actuelles. S’il le connaît depuis des années, Sabbagh n’avait jamais eu l’occasion de jouer avec ce bassiste, la basse électrique étant une première pour lui. Quand à Royston, c’est en le voyant jouer à New York au sein du trio de J.D. Allen qu’il eu envie de faire appel à lui. Sabbagh avait une image en tête, il a su trouver les pièces du puzzle et le reconstituer. Le résultat est probant, le quartet est solide comme un pick-up et luisante comme une Cadillac.

Preuve que les quatre musiciens ont su se créer ensemble une identité propre, cette formation demeure aisément reconnaissable malgré l’hétérogénéité des titres. On y retrouve invariablement une section rythmique qui avance comme un seul homme, toujours marquée par le contraste entre le son plein et gras du bassiste et les sonorités sèches et brillantes de la batterie ; mais aussi les couleurs harmoniques de Dumoulin, dont les reflets nacrés construisent des danses énigmatiques, et les accents alanguis de Sabbagh qui montre, si besoin était, combien son jeu est imprévisible et toujours juste, avec une élégance décontractée qui laissent songeur.

La musique peut alors, çà et là, s’aventurer en territoire inattendu, se parer d’un certain exotisme (« Jeli », « Kasbah »), flirter avec les doux balancements binaires de la pop (« Special K », « City Dawn »), se recentrer sur un dialogue intimiste (« Bonny », « Boulevard Carnot »), ou se répandre en volutes brumeuses (« Aisha », « Walk 3 bis »). Elle peut également se déployer avec énergie (« Ur », « Slow Rock Ballad ») ou au contraire la plus grande douceur (« Minor »), et toujours le charme opère. Mieux, ces escapades ne se contentent pas de s’enchaîner : elles s’imbriquent pour vous donner, à la fin de l’album, le sentiment d’avoir suivi un cheminement logique, d’avoir vu se succéder les étapes d’une même promenade.

C’est évident, la rencontre entre Jérôme Sabbagh et Jozef Dumoulin devait avoir lieu. Elle donne naissance à un disque splendide dont le charme immédiat et durable engendre l’attente impatiente des prochaines prestations scéniques du quartet, prévues pour décembre 2012 en France.