Metal-o-phone
Metal-o-phone
Benjamin Flament (vib, perc), Joachim Florent (b), Elie Duris (dm)
Label / Distribution : Coax Records
Tout d’abord, un visuel qui interpelle ; le trio affiche clairement ses intentions. Devant, une avalanche de ferrailles. Derrière, une tour délabrée que l’on devine située dans un environnement nauséabond, le filtre rouge appliqué à la photo accentuant le sentiment de saleté et d’oppression. On est loin des rideaux de velours lie de vin, du verre de cognac et de l’éclairage tamisé. La musique est à l’avenant. Tout au long de cette stupéfiante ballade en milieu hostile, l’auditeur est chahuté par cet univers froid et acide. L’intensité comme l’épure deviennent outils de violence et l’atmosphère singulière qui règne tout au long du disque fait de cette suite une aventure nouvelle, donc excitante.
Le trio alterne des plages assez courtes aux climats éthérés et des pièces plus longues au sein desquelles le travail rythmique prend le pas sur la mélodie. Cet agencement, s’il permet à la musique de respirer, contraint l’auditeur à naviguer entre paysages de désolation et amoncellements de motifs rythmiques aux sonorités métalliques et saturées que la contrebasse de Joachim Florent adoucit à peine tant ses lignes se fondent dans l’ensemble pour donner du corps à ces multiples martèlements. La construction de ces titres est basée sur l’imbrication et la complémentarité de riffs assez simples, voire minimalistes. C’est donc de l’énergie déployée collectivement et du travail sur la matière sonore (ce trio à un son unique) que naît la tension. Une référence est même faite à Steve Reich (« Steve Reich In Babylone »), initiateur au milieu des années 60 du « phasing », forme musicale minimaliste qui orienta les travaux de nombre de compositeurs de musique dite contemporaine. Si le trio s’inspire également de ces formes simples, il les place au cœur d’une dynamique très rock, avec force riffs saturés et pulsations binaires.
Il est bien agréable d’être bousculé, dérangé par la musique grinçante et percutante de ce groupe ! D’autant que l’aspect profondément narratif de cette suite de tableaux aux couleurs sombres nous emporte dans un univers très personnel. Intrigué par une introduction immatérielle (« Vision I »), puis surpris par l’éboulement de métaux électrifiés sur « Roms », l’auditeur est promené de territoires déserts et gazeux (« Improvisation Zen ») en lieux surchargés de technologies rouillées (« Robosticks », « Karter »). L’herbe est toujours plus verte dans le pré d’à-côté, dit l’adage. C’est sûrement pour cela qu’au-delà de la fascination qu’exerce cette musique barbare, on se prend à rêver d’air quand la musique s’alourdit, puis à rêver de matière quand tout disparaît (« Mutation I »). Chaque intro apporte donc son lot d’espoir, vite réfréné par l’assourdissant silence d’où émergent quelques inquiétants fantômes, ou par l’enivrante prolifération de percussions grisâtres où on se complaît paradoxalement.
Avec en ligne de mire une échappatoire rêvée : « Tahiti », superbe morceau qui clôt l’album et au cours duquel Joachim Florent, en alternant notes profondes joliment timbrées et harmoniques aériennes, invite à l’évasion. Les grincements de Benjamin Flament et, sur les dernières mesures, les frappes graves d’Elie Duris laissent - malgré la mélodie entêtante et subtile - un arrière-goût métallique en bouche, tel le rescapé d’un naufrage qui, ayant regagné la civilisation, continue d’être hanté par le bruit des vagues et les cris des oiseaux marins, échos d’une solitude forcée en un lieu inhospitalier. Mais cette vision apocalyptique du jazz ne doit pas vous dissuader d’écouter Metal-o-phone. Le jazz européen est une riche contrée et son exploration permet de traverser de nouveaux paysages. Celui-ci compte parmi ceux dont on se souvient une fois rentré chez soi.