Chronique

Jérôme Sabbagh

The Turn

Jérôme Sabbagh (ts), Ben Monder (g), Joe Martin (b), Ted Poor (dms)

Label / Distribution : Bee Jazz

En musique, la fidélité est souvent payante. Le nouveau disque de Jérôme Sabbagh sur le label Bee Jazz en est une nouvelle preuve. The Turn a en effet été enregistré avec ce qu’on peut sans doute appeler le quartet régulier du saxophoniste, puisque ces musiciens jouent ensemble depuis une dizaine d’années et ont déjà enregistré deux disques, The North et Pogo. Pour cet album-ci, ils ont encore affiné leur cohésion ; quant à la musique, on sent que le saxophoniste fréquente assidument les clubs new-yorkais, en musicien ou en spectateur. On pense aussi, à ses trois précédents disques, sortis sur le même label et dont The Turn synthétise les esthétiques. On y retrouve en effet le bop rond et chaleureux de One, Two, Three, les griffures électriques et les situations instables d’I Will Follow You (sur lequel Ben Monder et Daniel Humair formaient un écrin accidenté, propice à la mise en tension d’un jeu pourtant très souple), et la légèreté des compositions jazz-pop acidulées qui contribuaient à la réussite de sa rencontre avec Jozef Dumoulin et une autre rythmique américaine (Patrice Blanchard et Rudy Royston) sur l’excellent Plugged In. C’est d’ailleurs par un de ces titres accrocheurs et addictifs, « Electric Sun », que se clôt The Turn. Un disque qui ressort davantage de la suite logique que du virage serré tel celui que prend sur la pochette un adolescent à moto.

Comme souvent (I Will Follow You et ses instabilités étant une sorte d’exception), Sabbagh ne se borne pas à laisser sa section rythmique amorcer un mouvement et l’entretenir - il lui confie le soin de nourrir ce mouvement via l’apport de l’improvisation. La pulsation est donc sans cesse réinventée, travaillée de façon exemplaire par Joe Martin et Ted Poor ; à de rares exceptions près (notamment un solo de Joe Martin, élégant et sans manières, sur la belle ballade « Long Gone »), tous deux restent concentrés sur cette fonction rythmique capitale tout en introduisant une réjouissante diversité dans leurs lignes et tourneries. Le guitariste et le saxophoniste peuvent dès lors se partager de larges espaces d’expression. S’ils adoptent deux esthétiques distinctes, la cohérence est sauve car ils ont deux points communs, sur le fond et sur la forme : l’un comme l’autre sont imprégnés de l’histoire du jazz, qui transpire par tous les pores de leurs phrases sinueuses, et tous deux aiment développer un motif, s’y fixer brièvement, malaxer les fragments mélodiques jusqu’à trouver le moment juste, la tension idéale, le bon angle pour partir dans de longues envolées en forme de volutes. Le reste n’est que contrastes, Sabbagh affichant avec sobriété un son maîtrisé aux inflexions sereines tandis que Monder, en bon félin, alterne pattes de velours et coups de griffe au sein d’un large spectre au service d’un jeu fluide, volubile, aux multiples reflets harmoniques.

L’équilibre trouvé par ces deux solistes, leur manière de se mettre mutuellement en valeur, n’avait pas échappé à feu Paul Motian, naguère sollicité par Sabbagh pour la mouture américaine de son trio saxophone-guitare-batterie. Le batteur avait, par la suite, voulu s’entourer d’eux pour une série de concerts au Village Vanguard, et on sait que ses choix n’étaient jamais faits à la légère. « Once Around The Park », une de ses compositions, est la seule reprise de ce disque, par ailleurs construit sur une alternance de titres enlevés et de temps calmes, avec assez de puissance dans le jeu collectif pour favoriser le lâcher-prise et ce qu’il faut de retenue pour que les improvisations ne sortent pas d’un cadre narratif imaginé avec goût et sens de la mesure.

par Olivier Acosta // Publié le 22 septembre 2014
P.-S. :

L’album n’est aujourd’hui disponible en France qu’au format numérique. Jérôme Sabbagh a lancé une campagne de « crowfunding » pour financer la fabrication d’une édition vinyle. Vous pouvez participer à cet appel de fonds, précommander le vinyle ou simplement acheter le CD via ce lien ; l’artiste se chargera de vous faire parvenir le disque depuis New York.