Tribune

Howard S. Becker, un sociologue au coeur du jazz

Portrait de Howard S. Becker, décédé le 16 août 2023 à l’âge de 95 ans.


Howard S. Becker, Chicago, 1951 -collection personnelle de l’auteur (dr)

S’il était particulièrement connu pour ses contributions aux sciences humaines, notamment à travers son ouvrage Outsider, il n’en était pas moins un authentique jazzman.

Quand la sociologie se nourrit du jazz
Il a fallu attendre 1985 pour que les éditions Métailié publient une traduction française de son ouvrage Outsiders. Études de sociologie de la déviance, recueil de différents textes originellement parus aux États-Unis en 1963. Le succès est immédiat. Peut-être parce que celui que seule sa mère appelait Howard (tout le monde l’appelait Howie) abordait la question des usages de la marijuana sans jugement de valeur, sous l’angle des interactions spécifiques, tant dans la pratique que dans les représentations. On passait alors un peu trop vite sur les deux chapitres consacrés aux « musiciens de danse ». Or c’est sur ce terrain-là que le sociologue en devenir va développer sa pratique de l’observation participante - déjà initiée par les tenants de « L’École de Chicago », qui, dans les années 1920, font du terrain concret les bases de leurs recherches.

Dès le début des années 40, en effet, il est pianiste de jazz semi-professionnel, ce qui va lui permettre d’établir une remarquable complicité avec nombre de musiciens. Les extraits d’entretiens conduits en 1948 et 1949 sont autant de réflexions des jazzmen (blancs, pour la plupart) sur leur métier, les joies comme les galères, qui permettent de les considérer comme un groupe déviant, marqué par une nette tendance à l’« auto-ségrégation », impliquant notamment un certain mépris des « caves » (ceux qui ne sont pas du métier). Le quotidien des musiciens de jazz de la « Windy City » a donc nourri les réflexions du sociologue sur les processus de déviance et sur ce que l’on nomme, dans son jargon, l’étiquetage, cette forme d’assignation à une identité sociale dont il est ardu de s’extraire.

En 2011 paraît en France, aux éditions La Découverte, Qu’est-ce qu’on joue maintenant ? Le répertoire de jazz en action, coécrit avec son collègue Robert R. Faulkner, par ailleurs trompettiste.

Becker y décrit son expérience de « musicien ordinaire » qui hésite encore, en 1951, entre la carrière de musicien professionnel de jazz et celle d’universitaire. Il joue alors en quartet dans un petit club chicagoan fréquenté par la classe ouvrière blanche, tenu par un petit malfrat. Il révèle également qu’il eut comme professeur Lennie Tristano qui, par son exigence musicale, lui permit de devenir un pianiste plus qu’honorable. Surtout, avec son collègue qui, lui aussi, dévoile des pans de son parcours musical, ils s’intéressent à la façon dont les musiciens de jazz développent des interactions en partageant un répertoire. Ils empruntent d’ailleurs cette notion plus volontiers à l’histoire sociale (notamment à l’historien spécialiste de la Vendée, Charles Tilly), qu’à l’ensemble des morceaux contenus dans les différents Real Books. Pour eux, un set de jazz est marqué d’abord par des velléités d’action collective, des conventions, fondées sur un patrimoine essentiellement oral - ils dévoilent notamment les conditions concrètes dans lesquelles les premiers recueils de standards de jazz furent élaborés à la fin des années 60, notamment sous l’égide de Steve Swallow et de ses étudiants. Le jazz « moderne », à partir de Wayne Shorter ou de Dave Holland, ne va pas sans récolter quelques égratignures parmi les extraits d’entretiens retenus, sans pour autant faire l’objet de quelque dédain que ce soit par les deux sociologues-musiciens.

C’est pour rassurer son père que le jeune Becker a fait des études de sociologie. Lui, il voulait devenir pianiste de jazz. Le jeune juif non-pratiquant n’hésite pas à jouer avec des orchestres mixtes dans les clubs supposément réservés aux afro-américains dans une ville de Chicago encore officiellement ségréguée. Il joue également pour les fêtes irlandaises, italiennes, et bien sûr juives, voire assyriennes – ce qui lui permettra d’apprécier particulièrement les rythmiques impaires que devait ensuite développer Dave Brubeck. Le jazz est alors une musique populaire, de danse essentiellement, et certains musiciens commencent à développer des improvisations débridées.

À Kansas City, où le conduit sa carrière universitaire vers la fin des années 50, il constatera le triste déclin des mythiques jam-sessions dont les jazzmen de la ville faisaient leur miel dans l’entre-deux-guerres, sans pour autant oublier de s’essayer au répertoire bop et West-Coast, qu’il révère et avait commencé à expérimenter dans des clubs de strip-tease à Chicago après que Tristano s’en fut allé faire carrière à New-York. Ce dernier le sollicita bien dans les années 60 pour se relancer dans le monde du jazz, mais il était déjà trop pris par sa carrière universitaire, s’intéressant alors à la photographie et à l’art contemporain.
C’est pourtant par le biais de sa grande popularité en France en tant que sociologue, qu’il va réussir à faire éditer le seul disque sur lequel il est enregistré [1]. Il jouera aussi à l’occasion d’une jam-session pour un colloque de sociologie en 2010 (il faisait de même aux États-Unis), accompagnant Marie Buscatto (il savait aisément transposer « à vue » pour les chanteuses), dont il devait encourager les recherches sur les femmes dans l’univers somme toute très mâle du jazz, faisant la préface de son essai Femmes du jazz : musicalités, féminités, marginalités (CNRS Editions, 2007). L’humanisme est certainement le legs essentiel de H.S. Becker qui avait le jazz chevillé au corps et au cœur.

par Laurent Dussutour // Publié le 15 octobre 2023
P.-S. :

[1Paroles et Musique, éditions de l’Harmattan, 2003 : un livre-disque avec un contrebassiste grenoblois, sur lequel il interprète des standards.