Joëlle Léandre / Pascal Contet
3
Joëlle Léandre (b), Pascal Contet (acc)
Label / Distribution : Ayler Records/Orkhestra
3 est une énigme. Dans une relation à deux, nécessairement intime, 3 est le fruit de l’union. Un chiffre instable mais irréductible. Le titre laconique de l’album qui réunit la contrebassiste Joëlle Léandre et l’accordéoniste Pascal Contet ne sanctionne pas seulement un troisième jalon discographique d’une discussion entamée au siècle dernier. C’est aussi le sésame qui permet de pénétrer au plus profond de leur musique. On y découvre un propos homogène et massif incarnant un tiers spectral façonné de lieux en lieux depuis vingt ans. Ici, chaque morceau a pour titre un nombre, sans doute qu’ils ont élaboré pour désigner ces sept comprovisations aux allures contradictoires, tantôt ténébreuses (« Trente-trois »), tantôt coruscantes (« Trente-cinq »).
Si le néologisme comprovisation venait à être étudié afin d’entrer dans quelque dictionnaire, l’échange entre Léandre et Contet en serait la définition idéale. L’évidente complicité qui se noue dans « Soixante » en dévoile le mécanisme. Cette pièce, la plus intense de l’album, expose à la fois la parole turbulente et inépuisable de l’improvisation et la méticulosité d’une atmosphère où chaque son est choisi, pesé, connu de l’autre à force d’échange et de labeur. C’est ainsi que les touches de l’accordéon impriment une rythmique comme on écrit une histoire, pendant que l’archet trame un paysage dense mais accueillant. Peu à peu, chacun des deux instruments s’épanouit dans une masse sonore en constante entropie. Les soufflets de l’accordéon et les crins de l’archet se frôlent jusqu’à s’amalgamer. Tout s’accélère et se compresse jusqu’à s’épancher par la voix de Joëlle Léandre, intense et libératrice. Le résultat est à la fois programmé et fortuit. Il s’en dégage une grande poésie.
La contrebassiste est familière des duos qui cognent et s’affrontent ; sa rencontre avec Pascal Contet tient plutôt de l’étreinte. A l’exception de ses confrontations avec une autre contrebasse, de William Parker à Barre Philips, ils atteignent rarement un tel niveau de connivence. L’archet sculpte l’ample note tenue de l’accordéon pour la rendre vacillante et fébrile. Malgré le tumulte, l’équilibre reste constant et se trouble à peine (« Seize »). Est-ce la nature intrinsèquement populaire de ces deux instruments qui rend le dialogue aussi limpide ? La contrebasse sonde, de ricochets en ricochets, le tréfonds du souffle de l’accordéon pour y trouver les rhizomes d’un traditionnel nomade. Sur « Cinquante-trois », la mélodie entêtante entraîne le duo dans les abysses de leurs instruments, où ils se confondent pour mieux redevenir masse brute. L’unisson devient un terreau fumant, prêt à être à nouveau labouré.
3 est une moisson fertile. Il en appelle d’autres, toutes différentes et pourtant sans cesse renouvelées, qui traceront de nouveaux sillons et révéleront de nouveaux secrets. Profitons cependant de l’instant présent : ce disque est magnifique.