Entretien

Joëlle Léandre et Pascal Contet

Cet entretien croisé est un plaidoyer pour l’improvisation, une défense et illustration de la contrebasse et de l’accordéon.

Joëlle Léandre & Pascal Contet par Christian Taillemite au Carreau du Temple à Paris

La contrebassiste Joëlle Léandre et l’accordéoniste Pascal Contet fêtent, cette année, les vingt-cinq ans de leur duo. Un album va sortir pour célébrer l’événement. Rencontre avec deux passionnés, aussi libres en paroles qu’avec leur instrument.

Joëlle Léandre et Pascal Contet, nous allons commencer, si vous le voulez bien, par votre toute première rencontre. Où, quand, pourquoi, comment cela s’est-il passé ?
Joëlle Léandre : Rue Lepic, à Paris.
Pascal Contet : Rue Lepic, chez Joëlle Léandre.

J. L. : Pascal voulait que je lui compose une pièce. Il m’avait apporté un chantier. Il avait raison. Moi-même j’ai fait ça, il y a quarante ans : j’ai ainsi reçu beaucoup de pièces pour solo contrebasse. Au bout d’un certain temps, je lui ai dit : « Tu ne préfères pas qu’on improvise ? » Je t’ai provoqué un peu.

P.C. : J’étais avec mon accordéon et Joëlle me dit : « Sors ton accordéon et improvisons… ». Mais, avant d’aller plus loin, je voudrais dire que Joëlle, je la suivais, je la pistais depuis un certain temps. Tu avais eu deux ou trois entretiens dans Le Monde de la Musique, qui n’existe plus maintenant… Tes photos, ce que tu disais m’avaient intéressé. Tu parlais d’un instrument peu commun, finalement. Et moi, à l’époque, je m’interrogeais beaucoup sur ce que j’allais faire avec mon accordéon. Quand on m’a dit que je pouvais rencontrer Joëlle Léandre, je n’ai pas hésité et c’est comme ça que je me suis retrouvé chez elle. Et c’est vrai que la bascule a été cette phrase : « Sors ton accordéon, on va improviser ». C’était en 1993. Ensuite, tout est allé très vite. J’avais déjà des contacts à l’ABC, à La Chaux de Fonds, en Suisse. Je leur ai parlé de Joëlle, qu’ils connaissaient, et tout de suite ils ont dit « D’accord. On vous prend ». Puis j’ai contacté le festival Musiques Marseille, et c’est là que nous avons donné notre premier concert officiel en duo, c’était le 5 mai 1994…

J. L. : Donc, je l’ai provoqué. Je lui ai dit : « Sois toi. Joue ta musique ! ».

P.C. : Et je dois dire que j’en suis extrêmement reconnaissant à Joëlle. Parce qu’on ne nous apprend pas ça dans les écoles. En Allemagne, où j’ai étudié, on avait des petits déjeuners d’improvisation. Le pianiste, le plus souvent, lançait la consigne : « On va improviser à la Debussy », par exemple. Mais moi, je me trouvais toujours un peu à l’écart : je n’avais jamais joué Debussy à l’accordéon. Chez moi, il m’arrivait d’improviser, mais de là à monter sur scène ! Il faut du culot ! Et là, avec Joëlle pour marraine, j’étais prêt.

J. L. : Oui, il faut du culot pour entrer en scène, sans avoir rien préparé et se lancer, simplement poussé par une force qui dit : « joue, sois toi ! ». On n’a rien préparé, on ne sait rien, tout se construit dans le temps réel et l’écoute, c’est ça l’improvisation.

Joëlle Léandre avec Pascal Contet au Carreau du Temple à Paris

C’est extrêmement risqué et, en même temps, c’est jubilatoire ! Oui, c’est avant tout une musique instrumentale. L’improvisation est la musique du musicien, très différente de la musique du compositeur qui crée tout, décide tout, organise tout, sait tout presque, je dirais… J’ai beaucoup pratiqué ça, donné à tous ces compositeurs, et un jour j’ai été « fatiguée » et j’ai cherché ma musique, et l’improvisation vous révèle ça, ou vous réveille !!! C’est une musique naturelle : Derek Bailey, le guitariste anglais, l’a très bien dit dans son livre [1] que j’ai lu dans les années 1980. Beaucoup d’autres l’ont dit depuis, mais Bailey est le précurseur. Dans l’improvisation, le musicien joue avec son instrument et il, elle converse, c’est du collectif.

P. C. : Improviser n’est pas égoïste, même si le départ l’est puisqu’on joue sa propre proposition sur son propre instrument. Quand je joue, comme ce soir avec Joëlle en duo, j’ai l’impression d’être deux. Je joue et en même temps j’écoute Joëlle. Je me dis : « Tiens, elle joue, ça. Elle propose ça. Est-ce que je suis ? Qu’est-ce que je peux en faire ? » C’est un dialogue, un dialogue vif, au dixième de seconde. C’est souvent plus exigeant, plus fatigant que de jouer du répertoire.

J. L. : C’est vrai et pourtant je ne suis pas totalement d’accord avec toi. En effet, pour moi, on ne détermine rien. On suit la musique. C’est elle qui me conduit et je n’ai pas le temps de la réflexion. La musique me conduit et c’est naturel. On est dans la non pensée, presque. D’où vient la musique que je joue ? Tout ce qu’on a traversé, décidé, appris, raté : au fond c’est l’expression qui prime ! Je deviens musique, je deviens son.

P.C. : C’est vrai qu’il n’y a pas que la pensée. Souvent, les doigts jouent tout seuls, pour aller dans ton sens. Ce que je voulais dire, c’est que dans l’improvisation on s’ouvre à l’autre. Beaucoup plus que dans la musique de répertoire, où on est obnubilé par la nécessité de jouer ensemble. Improviser, ce n’est pas jouer ensemble, c’est jouer avec.

Pascal Contet au Carreau du Temple à Paris

J. L. : C’est normal puisqu’il n’y a rien d’écrit. Il n’y a pas de guide. Il n’y a que toi, ton entendement, ton écoute. Il y a un son, une matière, une texture à produire, une progression à construire, une direction et un sens à donner, formes, structures, c’est aussi très proche de la composition ! Quand on joue la musique d’autrui, il y a une sorte de filtre, le pupitre, l’œuvre… L’investissement n’est pas le même. L’improvisateur est nu, ouvert à tout accueillir, décider et sélectionner. Comme je le disais, c’est extrêmement risqué mais jubilatoire. C’est ce qui fait que cette musique est proprement extraordinaire, très humaine.

P. C. : Très vivante…

J. L. : Exactement. C’est aussi une musique très humble car il y a des ratages et nous devons accepter cela. C’est l’inverse de l’œuvre. L’œuvre est faite pour être répétée, jouée, interprétée. L’improvisation ne sera jamais, jamais, jamais rejouée. Elle est là, tu es d’accord Pascal ? Elle est là.

P. C. : Oui, c’est une musique de l’éphémère. Et c’est important dans une société où tout est réglé, minuté, calculé, contrôlé. L’improvisation, c’est un moment de liberté. On se lâche. On ne sait pas où on va, mais on y va.

C’est très intéressant. Mais j’aimerais savoir. Vous avez eu tous les deux une formation classique, vous avez été des musiciens de répertoire. Maintenant, on voit bien la jubilation, la jouissance que vous éprouvez dans l’improvisation, mais comment est-ce que tout cela a commencé ?

J. L. : C’est tout simplement un acte naturel. De tout temps, il s’est trouvé un musicien, une musicienne qui, rentrant à la maison vers 18 heures, au lieu de travailler son étude, sa sonate…, a sorti son instrument et s’est mis naturellement à jouer. C’est faire de la musique, c’est tout. Cette chose a toujours été. Si on fouille le passé, on constate que tous les musiciens étaient avant tout instrumentistes ou chanteurs.

Joëlle Léandre à Jazz à L’Étage 2019 © Jean-François Picaut

P. C. : Il y a ça, et il y a aussi l’acte de création. On oublie que, quand on joue d’un instrument de musique, on peut être créatif. L’élève de conservatoire travaille son répertoire pour son audition, le professionnel pour son concert. Jamais ils ne se disent qu’ils pourraient être créatifs. C’est un héritage du concert bourgeois. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il y a eu beaucoup de musiciens improvisateurs. C’est la forme bourgeoise du concert, où sur la scène et dans la salle on vient pour se montrer et affirmer une position sociale, qui a failli tuer cette pratique. Je joue avec de grands musiciens classiques à qui parfois je propose d’improviser. Malgré leur niveau d’excellence, l’idée d’improviser les paralyse. Je propose une autre approche soit graphique ou cadrée, ce qui permet un premier contact tout en apprivoisant l’idée qu’une page blanche peut se remplir de ses propres « écrits sonores » …

J. L. : Or, l’improvisation, dont on fait tout un fromage, est un non-sujet. Tous les grands musiciens, tous, jusqu’à la fin du XIXe siècle, ont été des improvisateurs. On ne peut même pas dire que le jazz a récupéré l’improvisation, même si l’improvisation est essentielle surtout dans le jazz ; l’improvisation a toujours été, depuis les temps des temps, dans toute culture !

P. C. : Il faut aussi songer que les musiciens africains ou asiatiques, qui pour la plupart ne savent pas lire la musique, n’en sont pas moins de remarquables musiciens. Heureusement, au XXIe siècle, il y a de plus en plus de conservatoires qui s’ouvrent aux pratiques improvisées. Si j’avais un fils ou une fille à qui je veuille faire apprendre la musique, je choisirais la voie de l’improvisation.

J. L. : Ce sont les institutions, les pouvoirs, les hiérarchies qui pèsent sur l’improvisation. Les médias nous suivent très peu. Nous sommes étouffés par toutes ces « valeurs » : compositeurs/improvisateurs, hommes/femmes, blancs/noirs… toutes ces suprématies ! Ce sont elles qui décident qu’un compositeur, par exemple, a plus de valeur qu’un improvisateur…

Vous avez, si je ne me trompe, joué des compositeurs contemporains et improvisé, à peu près à parts égales…

J. L. : Pour ma part, j’ai arrêté il y a environ 20 ans. Je donne encore quelques récitals. Je donnerai un solo bientôt, j’y mets deux ou trois pièces de compositeurs que j’aime bien. Ce sera John Cage car c’est mon père spirituel, il m’a tellement appris par sa musique, son attitude, et par ses écrits ! J’y ajoute quelques-unes de mes propres compositions, écrites mais ouvertes (en anglais, ils appellent ça « open forms ») et les trois ou quatre autres pièces sont entièrement improvisées. Je ne joue plus, presque plus, d’œuvres écrites par d’autres. Je l’ai beaucoup fait, j’ai aimé… On m’a offert une quarantaine d’œuvres, quarante-et-une, quarante-deux ? Je ne le fais plus car je n’y trouve plus la même jubilation, les mêmes questionnements…

J’ai aussi composé moi-même. A une certaine époque, je recevais une ou deux commandes par an, mais à un moment, toutes ces hiérarchies m’ont fatiguée ! Vous savez, j’ai joué de tels saucissonnages de notes ! Les compositeurs veulent tout maîtriser, tout contrôler. Il n’y a pas le moindre espace de liberté, de confiance… Je ne demande pas grand-chose mais qu’ici ou là on mette une petite cellule et que le compositeur me dise : « Ici, tu joues autour de cette cellule, dans telle tessiture, etc. », qu’il propose cette créativité que tout musicien a… Un peu de confiance, please ! Peut-être que les choses commencent à changer !

P.C. : Oui, c’est ce que je voulais dire. Les choses changent, heureusement. D’abord, il y a de plus en plus de jeunes compositeurs qui sont aussi des musiciens, ne serait-ce que pour vivre. Ceux-là savent ce que c’est que d’improviser et ils comprennent la nécessité et l’intérêt de laisser à l’interprète une marge de liberté. Maintenant, je continue (beaucoup moins qu’auparavant, c’est vrai) à travailler avec certains compositeurs qui me surprennent et me conduisent, par leur créativité, dans des chemins, des territoires de l’instrument que je ne soupçonnais pas. Il n’en reste pas moins, comme nous l’avons déjà dit, que le caractère jouissif et jubilatoire de l’improvisation donne envie d’en faire plus.

Pascal Contet à Jazz à L’Etage 2019

Ça pourrait faire une conclusion mais nous n’avons toujours pas parlé de jazz… Alors, je vous pose la question : « Que vient faire le jazz dans cette affaire ? »

J. L. : Comme contrebassiste, dès le conservatoire, je ne pouvais pas échapper au jazz, me murer face au jazz, je ne pouvais pas le négliger : l’histoire même de la contrebasse dans cette musique est majeure, essentielle même, et pas seulement pour tenir le tempo. Il y a des bassistes et contrebassistes, des compositeurs tellement importants, qui ont changé l’écriture, l’image, la position même de cet instrument, ça m’a attirée ! J’ai donc écouté (on achetait les LP, sur les quais, et ce n’était pas cher d’ailleurs) tous les grands bassistes : les Mingus, Chambers, Jimmy Garrison, Ron Carter, Charlie Haden, etc. Mais ce n’était pas ma musique, d’abord parce que je suis une femme. Je n’allais pas jouer comme eux, comme un homme ! J’ai donc inventé ma musique.

L’improvisation est un sujet d’invention, on crée sa musique quand on improvise. J’ouvre une parenthèse personnelle. Je suis une enfant du free jazz. Dans les années 1970, j’allais écouter tout ce qui se donnait de créatif dans le domaine musical. Cela se passait au Centre américain, boulevard Raspail. C’était une musique de blacks, maintenant on dit Afro-américain, ce sont eux qui l’ont inventée et ça toujours été une musique créative. Pourquoi le jazz s’est-il arrêté, momifié, et au fond est devenu une musique très commerciale ? Le jazz ne peut être que créatif, enfin, pour moi ! Ainsi, la contrebasse ne devrait se produire qu’en binôme, ne serait qu’un instrument d’accompagnement… C’est une aberration ! La contrebasse est un instrument très riche, à la palette sonore incroyable, c’est un instrument gigantesque. Sorry, mais je n’allais pas tenir la pompe pendant soixante ans !

Mon jazz à moi, c’est le jazz contemporain, le jazz créatif. Je lui dois ma liberté, mon rapport à l’instrument. Ces musiciens m’ont beaucoup appris, ce sont mes frères. C’est à partir de là que j’ai créé ma musique. Qu’on lui colle l’étiquette « jazz » ou non, peu importe. Mon rapport au jazz est celui-là.

Et vous, Pascal, vous reconnaissez-vous dans ce qui vient d’être dit ? C’est un peu votre expérience ?

P. C. : J’ai une expérience un peu différente. Je ne me suis pas posé la question du jazz à l’accordéon parce que, faire du jazz à l’accordéon, c’était déjà différent de faire de l’accordéon. Pour moi, la question était plutôt celle du traditionnel et du musette. J’ai commencé par là mais j’ai su très vite que ce n’était pas la musique que je voulais faire. Je ne me voyais pas toute ma vie sourire à des gens que je ne connaissais pas et les faire danser ! Ça ne m’empêche pas d’avoir une réelle admiration pour les grands musiciens de musette.

En fait, je dois le dire, le jazz à l’accordéon peut vite m’ennuyer dès lors qu’il n’y a pas surprise. Je n’ai certainement pas les bonnes clefs, mais j’y suis moins perméable qu’aux musiques créatives. Cependant une jeune génération arrive en mixant les genres et les sonorités inédites venant du classique, du contemporain et du jazz en créant ainsi un tourbillon jouissif. Mes premières émotions musicales, je les dois au classique et c’est toujours vrai. C’est pourquoi je suis sans doute plus classique dans ma tête que Joëlle, moins punk… Une orientation musicale se construit à partir de ce qu’on écoute, des personnes qu’on rencontre, c’est aussi un rendez-vous avec soi-même. Mon univers, c’est celui de la musique contemporaine et aussi celui des compositeurs nordiques. Donc, le jazz pour moi ne représente pas un pôle d’attraction.

J. L. : Moi, l’histoire du jazz m’a énormément appris. Sur ce plan, nous sommes très différents.

P. C. : Ça se comprend, nos deux instruments sont différents…

J. L. : Et la contrebasse est primordiale dans l’histoire du jazz !

P. C. : Et en même temps, je me retrouve dans ce que dit Joëlle. Pourquoi faudrait-il que la contrebasse ne soit qu’un instrument d’accompagnement et pourquoi l’accordéon serait-il condamné à amuser les gens ? On peut être virtuose d’un instrument et refuser ces carcans. Nous sommes deux rebelles !

J. L. : Et punk, en plus.

Tous les deux à l’unisson : Rebelles et « punk » ! (grand éclat de rire).

par Jean-François Picaut // Publié le 22 décembre 2019

[1BAILEY, Derek, L’Improvisation, sa nature et sa pratique dans la musique, 1980, (éditions Outre-mesure).