Scènes

Les paysages de Vague de Jazz

Une 14e saison du festival vendéen qui ne manque pas d’air.


Fidel Fourneyron et Florian Satche. Photo Christian Taillemite

« Ça surprend les oreilles », dit un vacancier à sa femme au bord du marais, tandis que Fidel Fourneyron et Florian Satche s’apprêtent à accoster, installés en équilibre dans une barque. Bientôt rejoints par Valentin Ceccaldi et Gabriel Lemaire depuis la rive, ils terminent leur balade improvisée par une chanson musette qui va bien avec l’odeur des grillades. Derrière eux, des familles en canoë finissent le parcours elles aussi et restent immobiles, interdites devant cette nouveauté. Quant à nous, les spectateurs, nous sommes répartis tout autour, sur le chemin, dans l’herbe, ou près de l’arrivée.

Le marais poitevin, qui coule en canaux, finit sa course à Longeville-sur-Mer, berceau vendéen de Vague de Jazz, 14 ans cette année. Cette matinée ensoleillée résume bien l’esprit de ce grand petit festival : campagnard, décontracté, sans chichi, et en même temps, exigeant, indépendant, libre. Fourneyron (trombone) et Satche (batterie) en font l’expérience, dans un duo qui accompagne le paysage plus que l’inverse — preuve que l’exercice est réussi.

Théo Ceccaldi et Louis Sclavis. (c) Christian Taillemite

Vague de Jazz, ce ne sont que des paysages — naturels, humains, sonores. Louis Sclavis et Théo Ceccaldi improvisent ensemble pour la première fois devant les vignobles de Mareuil-sur-Lay, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Le passage des générations est en marche : Joëlle Léandre engage de jeunes musiciens dans son orchestre, Tricollectif se tourne, pour Atomic Spoutnik, vers André Robillard, 84 ans et Leïla Martial et Valentin Ceccaldi revisitent leurs aînés Fauré, Purcell, Berio ou Manuel de Falla au sein du duo Fil. Le violoncelliste remonte même jusqu’à Jérôme Bosch (XVIe siècle) pour trouver l’inspiration, tandis que la chanteuse réécrit l’histoire d’Ève (et d’Adam).
Mais tout cela est évidemment renversé, culbuté, dynamité dans des improvisations jouissives.

Leïla Martial et Valentin Ceccaldi. (c) Christian Taillemite

Comme d’habitude, tout est mélangé — autre marque de fabrique du festival : contemporain, baroque, jazz, impro… Impressionnant d’inventivité, Fil nous embarque dans un autre monde, aux contours dessinés par la voix puissante de Leïla Martial. Autant ce duo semple protéiforme et polycéphale, autant ce qui suit est bien l’œuvre d’une seule personne.
Avec la pièce « Can You Hear Me ? », la contrebassiste Joëlle Léandre arrive à un équilibre magistral entre son collectif et écriture personnelle, corps multiple et voix unique. On se laisse porter par les détours et les nuances de cette musique organique, portée et incarnée aussi bien par des cordes (Théo et Valentin Ceccaldi, Sandrine Morfin, Guillaume Aknine) que par des vents (Alexandra Grimal, Jean-Brice Godet, Christiane Bopp, Jean-Luc Cappozzo ). Au milieu de ce microcosme orchestral, on tire notre chapeau, notamment, au court solo remarquable de finesse de Cappozzo (trompette).

Joëlle Léandre 10 - Can you hear me ? (c) Christian Taillemite

C’était l’été des grands orchestres et, après Orléans (Soirées Tricot) et Paris (La Générale), on a retrouvé Atomic Spoutnik en grande forme. Avec cet ensemble, Valentin Ceccaldi a imaginé un spectacle musical et théâtral autour de l’artiste André Robillard, qui a vécu presque toute sa vie dans l’enceinte d’un hôpital psychiatrique et que est devenu sur le tard une figure de l’art brut. Au théâtre, il a été dirigé, par exemple, par Alexis Forestier dans Tuer la Misère et Changer la vie. Ici, il fait des apparitions sur scène, joue de la guitare comme un punk, et on le voit aussi à l’écran, dans des images créées pour l’occasion. Au micro, Robin Mercier nous raconte son voyage dans l’espace, dans une langue poétique et dramatique. Atomic Spoutnik s’étend pendant environ une heure avec un long morceau enchaîné ; entêtantes, les mélodies sont tissées au gré d’un souffle régulier porté par les deux batteries de Florian Satche et Adrien Chennebault, l’une plutôt rock, l’autre plutôt coloriste. On l’a déjà dit ici, Valentin Ceccaldi est un compositeur et chef d’orchestre bourré de talent. Pourquoi ce programme ne joue-t-il pas tous les soirs ? On pourrait enfiler les adjectifs, mais rien ne dira l’expérience détonante que constitue Atomic Spoutnik : quand la lumière revient, on se demande où on était passé pendant cette heure cosmique, peuplée d’aliens du Tricollectif.

Bref, ça surprend les oreilles.