Entretien

John Hollenbeck évite les redites

Le batteur/compositeur américain et cosmopolite ne cesse d’innover.

John Hollenbeck @ Peer Bothmer

Depuis son passage au sein du big band du tromboniste Bob Brookmeyer, John Hollenbeck n’a fait que monter en puissance. Que ce soit avec de petites formations ou de grands orchestres, il se distingue par un ton singulier aussi bien en tant que batteur que compositeur. La trilogie où il revisite des morceaux issus de la pop a mis également en avant ses formidables talents d’arrangeur. Avec l’un de ses derniers projets, George, Hollenbeck se remet en question et explore de nouveaux espaces. Le batteur s’est confié à Citizen Jazz depuis son domicile à Montréal.

John Hollenbeck @ Frank Bigotte

- Quel impact ont eu vos mentors Bob Brookmeyer et Meredith Monk ?

Ils ont toujours un impact. En fait, je sors juste d’une répétition sur Zoom avec Meredith. Je suis heureux de les compter dans ma vie. Bob était mon professeur et j’ai fait partie de son big band. J’ai également joué avec lui dans de plus petites formations. Mais il était aussi un ami, quelqu’un qui me disait « Je tiens fort à toi ». Il m’a toujours soutenu et donné confiance en moi. Bob a joué avec les plus grands batteurs. Et il le savait. Et je le savais. En tant que compositeur, il m’a permis de trouver ma propre voix.

J’ai rencontré Meredith il y a 27 ans environ. Depuis, j’ai interprété la plupart de ses compositions. Nous avons actuellement un duo qui donne des concerts depuis deux ou trois ans. C’est une formidable compositrice, chorégraphe et réalisatrice. Elle n’a pas peur d’être vulnérable lorsqu’elle crée. Elle approche la musique de manière émotionnelle, et non intellectuelle, ce qui me touche profondément.

- Vous avez une photo d’Hermeto Pascoal sur votre page Facebook. Est-il également une forte influence ?

La photo a été prise à Lisbonne. Je ne savais pas qu’il jouait là-bas et je l’ai rencontré au petit-déjeuner. Vous ne pouvez pas le rater. Il était avec son fils, à qui j’ai demandé si je pouvais prendre une photo avec lui car il est une de mes idoles. Mon frère Pat m’a fait connaître sa musique. J’aime beaucoup la musique brésilienne, mais celle d’Hermeto est d’un tout autre ordre. J’ai l’impression que la musique s’échappe continuellement de lui. Il utilise des tas d’éléments disparates, mais tout reste naturel.

- On a souvent l’impression que votre musique est un patient jeu de construction. Avez-vous une vision architecturale de votre musique ?

La méthode que j’utilise est cellulaire. Muhal Richard Abrams m’y a initié. Mais j’avais déjà vu Bob écrire un peu comme ça. Meredith aussi. Tout comme pas mal de compositeurs classiques. L’idée de base est que vous avez besoin d’une chose, qui peut être n’importe quelle chose. Ensuite, vous l’analysez et la décortiquez pour la remettre d’aplomb de différentes manières, ce qui génère de la matière. À partir de là, vous commencez à composer. La plupart de mes morceaux ont été composés ainsi. J’aime ce procédé qui s’apparente à une architecture organique.

Ce projet m’a permis d’explorer de multiples moyens d’arranger

- Quel instrument utilisez-vous pour composer ?

Cela dépend des compositions. Je peux utiliser plusieurs instruments ou outils que je combine. Je peux utiliser le piano ou la flûte à bec, ou mon ordinateur. Ou je peux coucher la musique directement sur le papier avant de voir à quoi cela ressemble sur l’ordinateur. Ensuite, je peux créer des séquences à la batterie. Cette méthode m’aide à écrire des morceaux qui ne se ressemblent pas – ce qui est mon but. Si je n’utilisais que le piano, par exemple, je pense que toutes mes compositions se ressembleraient.

- Nombre de vos projets incorporent le chant. Pourquoi ?

C’est le fruit du hasard. Je pense qu’il s’agit du résultat de mes rencontres avec Theo Bleckmann et Meredith Monk. Au début, Theo et moi improvisions. Et je trouvais que cela marchait. Et quand j’ai commencé à travailler avec Meredith, elle m’a dit que très tôt, elle s’est aperçue que la voix était le premier instrument. Le tambour est le second instrument. Tous deux ont un passé primitif.
Dans le cas de Theo, nous partageons la même esthétique en matière de sons et de timbres. Il peut tout faire, chanter avec des paroles, sans paroles, improviser. Il m’a aidé à travailler avec un grand orchestre. Il est mon plus important collaborateur.

John Hollenbeck @ Michel Links

- Pensez-vous ajouter un nouvel épisode à votre trilogie Songs I/We/You Like a Lot ?

Pour moi, ce projet est bouclé. Avec le premier disque, on ne savait pas vraiment ce que cela allait donner, mais nous nous sommes bien amusés. Le second reposait sur des idées qu’avaient Theo et Kate McGarry ainsi que d’autres membres du groupe. Enfin, nous n’avons pas choisi la musique du troisième. Mais je suis certain que j’aurais d’autres possibilités de travailler avec des chanteurs et d’écrire des arrangements. Ce projet m’a permis d’explorer de multiples moyens d’arranger. En réalité, vous ne faites pas grand-chose. Vous écrivez une orchestration qui vous amène autre part. Parfois, les arrangements sont tellement travaillés que ce n’est plus le même morceau. On pourrait appeler le résultat une « recomposition ».

- Comment avez-vous envisagé votre travail avec le NDR BigBand sur Colouring Hockets ? Est-ce différent de travailler avec ce genre d’orchestre qu’avec votre propre Large Ensemble ?

Quand je travaille avec mon propre orchestre, je connais bien les musiciens. Je suis allé au lycée ou à l’université avec plusieurs d’entre eux. Avec un autre orchestre, j’essaie de trouver un musicien avec qui je peux discuter pour obtenir des informations. Qui aime improviser ? Qui n’aime pas improviser ? Qui aime jouer de tel ou tel instrument ? J’essaie de découvrir les faiblesses afin de pouvoir adapter ce que j’écris. Comme dans la tradition de Duke Ellington. Il n’écrivait pas pour le saxophone baryton mais pour Harry Carney.

En tant que musicien, Berlin reste ma ville préférée

- Patricia Brennan et Matt Moran sont des invités sur ce disque. Pouvez-vous expliquer ces choix ?

Ils ont tous deux déjà joué dans un de mes projets. Pour cet album, cela ne m’a pas été difficile de choisir les invités. Je joue avec Matt depuis 30 ans environ. Il était là au début du Claudia Quintet. C’est même grâce à lui que j’ai rencontré celle qui allait être ma femme.

Il est très créatif. La première fois que j’ai joué avec lui, il s’agissait d’un duo improvisé. Gunther Schuller avait organisé un marathon au confluent de la musique classique et du jazz. Je joue avec lui dans de nombreuses situations différentes et à chaque fois j’y prends un grand plaisir.

Patty et moi nous nous sommes rencontrés alors qu’elle était encore à Philadelphie. Elle allait au Curtis Institute qui est la meilleure école de la région. Il n’est pas facile d’y être admis. Elle sait jouer des percussions classiques. Ensuite elle s’est tournée vers l’improvisation. Elle a fini par remplacer Matt dans mon grand orchestre. Je suis présent sur son prochain disque que nous avons enregistré en décembre.

John Hollenbeck @ Frank Bigotte

- Comment expliquez-vous la longévité du Claudia Quintet ?

Pour un groupe, la longévité est très difficile. Le groupe existe toujours, même si nous n’avons pas joué ensemble depuis le Covid. Nous avons toutefois enregistré durant la pandémie. Je pense que les membres du groupe se sont rendu compte à quel point il est singulier. Ils veulent vraiment en faire partie. Pour moi, cela signifie trouver des moyens de surmonter tous les obstacles qui se présentent lorsqu’on veut maintenir un groupe sur une aussi longue période de temps.

- Vous avez habité à New York, à Berlin et maintenant à Montréal. Comment compareriez-vous la vie dans ces trois villes ?

Vivre à New York n’est pas une sinécure, mais cette ville a une énergie formidable. Et il se passe toujours des choses extraordinaires. En tant que musicien, Berlin reste ma ville préférée. La ville propose plein d’endroits où jouer, comme des petites salles qui vous laissent faire ce que vous voulez. Je ne connais pas d’autres villes comme ça. C’est très vert et plutôt paisible pour une ville de cette taille. Quant à Montréal, elle se situe entre New York et Berlin. La ville a une couleur européenne. Beaucoup de musiques y sont représentées et il existe un tas d’excellents groupes. Beaucoup de musiciens expérimentent ici. Il est clairement plus facile de vivre à Montréal ou à Berlin qu’à New York.

J’ai appris que nous pouvions collaborer pour finaliser une composition

- À Montréal, vous travaillez notamment avec la pianiste Marianne Trudel. Y a-t-il d’autres musiciens locaux avec lesquels vous collaborez ?

Marianne est ma principale collaboratrice. Nous avons un duo et un trio. J’ai aussi mon premier groupe montréalais avec Rémi-Jean Leblanc, Lex French, Erik Hove and Steve Raegle.

Et j’ai mon dernier groupe qui s’appelle George. Sarah Rossi est de Montréal. Chiquita Magic vit à Toronto mais je l’ai rencontrée à Montréal où elle a longtemps habité. Anna Webber vient de Colombie britannique mais elle a étudié à l’université McGill. Elle a aussi vécu à Montréal et a des tas de contacts. Je dirais donc que mes formations actuelles sont montréalaises.

- Vous venez de mentionner George. Qu’essayez-vous d’accomplir avec ce projet ?

L’idée était de rendre hommage à George Floyd, à sa vie qui se termine par son meurtre tragique. Je voulais saluer sa mémoire car il est facile d’oublier. Ensuite, je voulais faire quelque chose de complètement diffèrent. Pour moi, il est facile de jouer avec des musiciens blancs qui me ressemblent. J’ai donc recherché des musiciens qui ne me ressemblent pas. Et je me suis retrouvé avec trois femmes. Et cette expérience est fantastique. J’apprends tant de choses. J’avais déjà vécu une expérience similaire dans le groupe de Meredith Monk. D’autre part, avec le Claudia Quintet, j’avais la volonté d’infuser une qualité féminine. Tout cela ruminait en moi depuis longtemps.

Sarah, Chiquita et Anna ne travaillent pas de la même manière. Chiquita travaille à l’oreille. Anna a besoin de voir les choses couchées sur le papier. Et Sarah se trouve entre les deux. Par conséquent, il a fallu que je m’adapte. Cela n’a pas été facile pour moi car avec mes autres groupes j’apporte toujours un produit fini. J’ai ainsi découvert qu’on pouvait écrire de la musique que les musiciens n’ont pas besoin d’avoir devant eux sur un pupitre. J’ai appris que nous pouvions collaborer pour finaliser une composition. Nous avons déjà enregistré le deuxième album en novembre à Berlin.

- Parlez-nous de votre relation avec Anna Webber, car vous faites aussi partie de son Simple Trio.

J’ai rencontré Anna Webber pour la première fois lorsqu’elle étudiait à la Manhattan School of Music. Puis, elle a étudié avec moi lorsqu’elle était au Jazz Institute Berlin. Elle est brillante et d’une intelligence vive. Elle pousse très loin tout ce qu’elle fait. Elle a notamment travaillé pour moi en tant que copiste car elle est très douée pour ça. Aujourd’hui, c’est elle qui est mon professeur. Et cette transition d’élève à collaboratrice et maintenant professeure a été fascinante à suivre.