Sur la platine

Americana Today

Regard sur l’actualité d’une Amérique orchestrale.


American dream, ce rêve incarné d’une nation fondée principalement sur la culture occidentale européenne tend à évoluer ; d’autres influences apparaissent comme l’atteste la population d’origine hispanique et latino qui constitue la première communauté d’origine étrangère aux États-Unis. Le jazz est né dans ce pays où les contradictions demeurent monnaie courante, mais force est de constater que l’enseignement de la musique est exemplaire. L’éducation musicale commence avant l’école primaire, dans les Kindergartens, ces structures privées de garde d’enfants et par la suite 90% des élèves participent aux pratiques musicales tout au long de leur cursus scolaire. Chaque High School a son marching band qui défile à l’occasion d’évènements sportifs et lors de fêtes nationales et ce dès le lycée. Historiquement, trois axes formateurs sont développés : les chorales, les orchestres à cordes et les harmonies. Le big band devient rapidement l’entité orchestrale dans laquelle de jeunes musicien·nes vont continuer à s’épanouir, l’écriture, l’intégration dans les sections instrumentales et le travail collectif dévolu aux reprises de standards forment chaque année d’excellents solistes. Par la suite les nombreuses universités vont procurer un cursus élaboré aux étudiants sous la tutelle de professeurs renommés. L’actualité discographique récente témoigne de l’importance qu’ont les formations orchestrales, avec ces trois albums hétéroclites qui méritent une attention particulière.

Titrée Phil Haynes’ 4 Horns & What ? The Complete American Recordings, est la résultante d’une réédition de trois albums imprtants dans l’histoire contemporaine du jazz d’outre-Atlantique. Né en 1961 à Hillsboro dans l’Oregon, le batteur Phil Haynes est l’un des musiciens américains parmi les plus originaux. Il enregistre à l’âge de vingt-trois ans avec Anthony Braxton, dans le groupe qu’il anime en compagnie de Ron Rohovit et Paul Smoker ; quant à Dave Liebman et Drew Gress, ils deviennent ses partenaires dans le trio No Fast Food. Explorateur de tout un panel des musiques américaines, il anime le groupe folk Free Country en reprenant des chants traditionnels, en particulier ceux de l’éminent Stephen Foster.

L’album 4 Horns & What ? est publié en 1991 par le label allemand Open Minds et il est clair que les compositions demandent à avoir l’esprit ouvert. L’originalité de la formation tient à la section de cuivres puissante composée de Paul Smoker à la trompette, Ellery Eskelin au saxophone ténor, Andy Laster aux saxophones alto, baryton, flûte et Joe Daley au tuba, toujours apprécié dans les grands orchestres comme ses collègues Howard Johnson et Bob Stewart. Phil Haynes se régale et va d’entrée promener ses baguettes sur les huit thèmes où les soufflants s’en donnent à cœur joie. « Point Period » donne l’occasion à Joe Daley de démontrer l’étendue de son spectre sonore au tuba, il ancre la composition au sol pendant que les saxophones et trompette se livrent à une course effrénée. « El​-​Smoke » fait entendre une interprétation soliste singulière de Paul Smoker, l’un des grands réformateurs de la trompette qui demeure bien trop sous-estimé. Le jeu délicat aux balais du leader sur la ballade « Alone » synthétise les leçons de ses maîtres, Elvin Jones et Jack DeJohnette. Premier disque réussi, place au second album 4 Horn Lore.

Enregistré au studio Sorcerer Sound à New-York sous l’œil attentif de Tim Berne et publié en 1992 par Open Minds, 4 Horn Lore place la barre plus haut. Joe Daley a quitté le navire et c’est Herb Robertson qui le remplace au trombone à pistons, au tuba, aux petites percussions et, détail qui a son importance, à la trompette en doublure de Paul Smoker. Phil Haynes excelle dans son approche mélodique ; son jeu de cymbales intuitif et ses ponctuations sur les toms se nourrissent d’intervalles expressifs comme dans « Phantoms » qui s’apparente à un trait d’union exquis entre les couleurs des brass bands néo-orléanais et les fulgurances du free jazz. Agrémenté de rythmes syncopés « Adrienne’s Jazzmarchrag » suscite un engouement communicatif, l’esprit festif fait resplendir les séquences cuivrées et l’intervention soliste aérienne du batteur est un modèle du genre. L’écriture est imprégnée de riffs empressés à l’image de « Some Sick Slick ». Album confondant.

Trois années sont passées et l’enregistrement en public Live at B.A.M, édité par Corner Store Jazz, accueille un invité historique en remplacement d’Ellery Eskelin au saxophone ténor, John Tchicai. Ce n’est autre que Don Byron, producteur du concert, qui présente la formation avant qu’« Holler 4 Horns » introduise un ensemble de strates mélodiques successives. La somptuosité avec laquelle John Tchicai s’immisce dans les compositions enrichit le son du groupe. « A Little Iowa Get Down » va rapidement donner lieu à une montée en puissance du thème, Herb Robertson prend un solo qui donne le tournis, sa verve prolifique se répand généreusement. L’expérimentation sonique diffusée dans « Saeta » rappelle que les thèmes de Phil Haynes affichent une contemporanéité qui n’a rien perdu en efficacité aujourd’hui.

Cette trilogie discographique agglomère constamment un foisonnement de cuivres avec une extension de rythmes créés par un surprenant Phil Haynes.

Voici un triple album qui ne correspond pas à une catégorisation définie, sinon qu’il révèle un pan de l’histoire de la musique américaine d’aujourd’hui. Ryan Truesdell n’a aucunement ménagé ses efforts en réalisant Synthesis publié en 2024. Son projet se concrétise avec un ensemble de cordes variable suivant les compositions et des invités de renom. Cet artiste a travaillé à l’Université du Texas du Nord, à l’Elmhurst College, à l’Université de New York et il est réputé dans le milieu du jazz pour avoir célébré la mémoire de Gil Evans en grand orchestre. Il a publié deux albums majeurs, Centennial - Newly Discovered Works Of Gil Evans et Gil Evans Project – Live At Jazz Standard - Lines Of Color ; il a également produit des albums de Maria Schneider. Synthesis associe quinze grands compositeurs, Joseph Borsellino III, John Clayton, Alan Ferber, Miho Hazama, John Hollenbeck, Christine Jensen, Asuka Kakitani, Oded Lev-Ari, Jim McNeely, Vanessa Perica, Rufus Reid, Dave Rivello, Nathan Parker Smith, Bob Brookmeyer ainsi que Ryan Truesdell, ce qui donne aboutit à trois heures de musique. Les influences de Béla Bartók se ressentent, de même que celles des compositeurs classiques américains, Charles Ives et Elliott Carter. Anat Cohen intervient à la clarinette dans la savoureuse « Suite For Clarinet And String Quartet » alors que Jay Anderson impose sa contrebasse dans « Heart Of Gold (For Jody) », tous deux composés par Ryan Truesdell. Très inspiré, John Hollenbeck apparait lui aussi à la batterie, au marimba et au piano dans « Grey Cottage » issu de sa plume. La violoniste Sara Caswell s’impose de manière éblouissante dans plusieurs compositions hétéroclites. À noter qu’une composition inédite de Bob Brookmeyer, « Talking », interprétée en trio de cordes, est intégrée à cette remarquable œuvre orchestrale.

Fletcher Henderson, Count Basie, Cab Calloway, Duke Ellington : l’évocation de ces patronymes fait de tout de suite allusion au big band. Christopher Zuar succède à ces grands noms et il élabore de ravissantes harmonies qui font de la publication récente d’Exuberance un album majeur. Cette formation comprend rien moins que dix-huit musicien·nes dirigé·es par Mike Holober. Cinq invités interviennent également dans cet grand orchestre, dont la violoniste Sara Caswell qui est décidément sur tous les fronts du renouveau du jazz américain. « In Winter Blooms » permet d’apprécier l’écriture élaborée de Christopher Zuar, Drew Gress à la contrebasse et Jason Rigby au saxophone ténor font preuve d’imagination lors de leurs interventions solistes. « Exuberance », qui donne son titre à l’album, épate par sa structure musicale et ses climats hétérogènes. Cette composition, proche de l’atmosphère dans laquelle George Gruntz et Franco Ambrosetti développaient leurs réflexions orchestrales, fait la part belle à la chanteuse Emma Frank ainsi qu’à Dave Pietro. Ce saxophoniste alto délivre un solo ingénieux ; son expérience passée avec les orchestres de Toshiko Akiyoshi, Woody Herman, Lionel Hampton ou Maynard Ferguson, parle d’elle-même. Ceci nous rappelle que ces solistes américains expérimentés sont recherchés, à l’instar du trompettiste Scott Wendholt remarqué dans le Mingus Big Band ou du saxophoniste alto Charles Pillow tout aussi à l’aise avec Frank Sinatra qu’avec Blood, Sweat & Tears ou le prestigieux Long Island Philharmonic. Cette équipe de virtuoses est au service d’une partition complexe, quelquefois imposante, à l’image de « Before Dawn » où le batteur Mark Ferber et le guitariste Pete McCann, anciens sidemen de Lee Konitz, font preuve d’originalité.
Récipiendaire de nombreux prix dont le fameux Herb Alpert Young Jazz Composer’s Awards qu’il a obtenu cinq fois, Christopher Zuar affirme sa pleine maturité artistique dans cet album où des musicien·nes chevronné·es perpétuent une histoire typiquement américaine, celle du big band.