Chronique

John Taylor

In Two Minds

John Taylor (p)

Label / Distribution : CamJazz/Harmonia Mundi

A l’instar de Thelonious Monk, Paul Bley, Ran Blake, Mal Waldron ou Keith Jarrett, John Taylor est un pianiste qui considère le solo non pas comme un exercice ou un passage obligé, mais plutôt comme un continuum, un laboratoire. In Two Minds est tout de même le sixième album qu’il enregistre seul depuis 1992. C’est dire s’il lui tient à cœur, parallèlement aux nombreuses collaborations qu’il continue d’entretenir, d’explorer minutieusement son propre univers, d’en fouiller les recoins, de le réinventer.

La conception de ce disque-ci est à la fois logique et singulière ; logique car basée sur une alternance entre des compositions dynamiques et d’autres plus alanguies, et tout à fait originale dans l’acceptation de la dualité comme de la complémentarité de ces deux styles de jeu. En effet, si les musiciens de jazz ont de tout temps cru à l’efficacité d’une oscillation permettant le mouvement et la respiration, le pianiste anglais y voit l’occasion, au-delà de toute préoccupation d’agencement des titres, de laisser s’épanouir simultanément deux facettes de sa musique.

Lui qui se présente, dans les notes de pochettes, comme « des duettistes » (dédoublement de la personnalité musicale assumé…), mélange donc sur sa palette des rythmiques fortes assenées par une main gauche solide, des rebonds et décalages, et un phrasé mélodique plein et généreux, avec un minimalisme qui fait la part belle au silence, des progressions harmoniques lentes, des notes cristallines suspendues. Son jeu peut être sec et nerveux ou projeté dans l’espace par l’utilisation de la pédale forte. Pour accentuer les effets d’abondance, il va jusqu’à doubler d’overdubs ses lignes mélodiques, réussissant parfaitement à torsader deux discours débités à toute allure. Une luxuriance à laquelle il oppose, ou appose, un dépouillement plein de grâce.

Il est donc plus question ici d’assemblage que de découpage. Les up tempos ne sont pas privés d’espace, ni les rêveries de fulgurances. Les deux visions forment un contraste harmonieux, tels ces paysages où cohabitent surfaces lisses et matières imparfaites. D’un côté la falaise sculptée par le vent et les vagues, de l’autre la mer, uniforme. John Taylor évolue ici dans la zone ou la roche et l’eau se rejoignent. Par temps calme, on voit affleurer la pierre, on devine ses contours enfouis. Quand le vent se lève, les lignes se brouillent et les matières se percutent en une fascinante chorégraphie. Le parallèle avec l’eau n’est pas fortuit. Car la musique de Taylor est liquide. Elle révèle sa profondeur dans des morceaux calmes, presque inquiétants (« Dry Stone », le contemplatif « Middle Age Music », ou le minimaliste « Episode 3 »). Les cercles concentriques des phrases mélodiques jetées à la surface voilent ces profondeurs sans les faire disparaître, mais en attirant l’œil de l’observateur sur la myriade de reflets qu’elles font naître - d’où la luminosité de « Phrase The Second » ou de « 3/4 pm ». Il y a aussi ces pièces où la musique est entraînée par un courant provoqué par la mobilité de la main gauche (« Coniston », « Ambleside » ou « Calmo »).

Ce n’est donc pas tant de deux états d’esprit qu’il s’agit, mais plutôt d’angles de présentation. Ces angles, comme les facettes d’une pierre précieuse délicatement ouvragée, ne sont finalement que des moyens d’entrevoir le cœur d’une gemme rare. Et d’en révéler l’éclat.