Chronique

Manu Codjia, Géraldine Laurent & Christophe Marguet

Looking For Parker

Manu Codjia (g), Géraldine Laurent (as), Christophe Marguet (dms)

Label / Distribution : Bee Jazz

C’est au cours d’une session informelle chez Christophe Marguet qu’a démarré l’aventure dont Looking For Parker est l’aboutissement. Ah, qu’on aimerait parfois être une petite souris… Mais laissons aux musiciens le privilège de jouer pour leur seul plaisir - c’est aussi par l’absence de contraintes que les étincelles deviennent embrasement. Le batteur Christophe Marguet et le guitariste Manu Codjia se connaissent depuis de nombreuses années et ont pu maintes fois prendre la mesure de leur empathie musicale, que ce soit au sein de l’ONJ de Paolo Damiani ou avec Henri Texier, mais n’avaient pas encore joué avec la saxophoniste Géraldine Laurent. À travers cette rencontre a priori ponctuelle, ils se sont enfin frottés à ses phrases acérées. Au nombre des thèmes abordés par ce trio encore très vert, à la recherche d’un terrain de jeu commun, ceux de Charlie Parker se sont imposés d’eux-mêmes, et l’idée d’imaginer une relecture de morceaux emblématiques composés ou interprétés par « Bird » a fait son chemin. S’en est suivie une série de concerts (nous avions relaté le premier, au Sunset) au cours desquels l’intention collective a continué à se dessiner.

Au fil de cette maturation, chacun a trouvé sa place, son rôle, ses espaces et ses « fonctions » : le trio peut proposer aujourd’hui une lecture moderne de grands classiques du jazz sans forcer leur modernisation, donc sans tomber dans l’exercice de style dénué de saveur. Bien au contraire, les thèmes étant traités avec un réel respect de la composition originale, mais interprétés avec verve et originalité, on redécouvre un terrain connu, comme on retrouverait après des années d’absence une maison de famille qui a gardé son charme et son histoire tout en ayant subi de belles transformations. Pour cela, le trio a opté pour plusieurs partis pris : interpréter les mélodies « à la lettre », conserver la pulsation ternaire, et composer avec l’espace libéré par l’absence de basse. Le résultat est étonnant de fraîcheur, et la cohésion, remarquable, masque la prise de risque derrière une inébranlable musicalité. Les systèmes de riffs, qui sont souvent des fragments du thème répétés et travaillés à vif, permettent à Laurent et Codjia de se passer la main et de se ménager mutuellement de larges espaces d’expression en s’en tenant au rôle d’accompagnateur créatif afin d’assurer la motricité du groupe. Ces passages de relais, on ne les sent pas venir - comme si la redistribution des cartes était une évidence ; cela contribue bien sûr à la fluidité d’une musique jamais absconse malgré l’engagement, que l’on sent physique, et la profusion d’idées développées simultanément.

Géraldine Laurent, dont nous avions salué la propension à jouer un bop intransigeant à l’occasion de son très beau disque Around Gigi, va bien plus loin que le simple hommage à Parker l’instrumentiste. Elle a l’élégance de se livrer tout entière, avec une part d’héritage qu’elle ne dissimule pas, mais aussi tout le reste. Bel hommage que ces thèmes dont elle s’empare à bras le corps, ces chorus incisifs au sein desquels la technique n’est qu’un chemin vers l’incandescente sensibilité. Sa sonorité, paradoxalement brillante et râpeuse à la fois, tranche sur la guitare de Manu Codjia, à qui revient la tâche ardue de trouver une médiane entre les lignes de basse à suggérer et les couleurs harmoniques à mélanger. Ses choix sont judicieux et il parvient à rendre évidente une position pourtant instable sur le papier. Selon l’émotion et l’énergie recherchée, sa guitare peut se répandre en nappes d’huile nacrées (« April In Paris », « Lover Man ») ou se recentrer sur des lignes plus épurées, que l’utilisation de distorsions maîtrisées contribue à faire sonner rock (la surprenante relecture de « Moose The Mooche »). Naturellement les deux approches ne sont pas antinomiques, et c’est avec beaucoup de pertinence que ses orientations de jeu et de sons épousent les contours des pièces. En solo, il offre une version poétique d’« Out Of Nowhere », une des respirations de l’album. Il y en a d’autres, tel son subtil duo avec Laurent sur « April In Paris », le solo de saxophone qui relie « Lover Man » au dynamique « Red Cross », ou encore « Day Drums », concis solo de batterie au cours duquel Marguet se détache de toute considération rythmique pour laisser chanter ses fûts. Il insuffle ailleurs une dynamique très forte, en utilisant parfois les balais à contre-emploi pour marquer des rythmes appuyés, ou les baguettes sur des phases de jeu atmosphériques. Lorsqu’il passe des uns aux autres, c’est pour créer une rupture, déclencher un mouvement. Ainsi sur « Be-Bop », les balais font monter une tension dont les baguettes nous délivreront en entraînant dans leur champ le saxophone et la guitare. S’il est l’artisan de rythmes complexes et de reprises décalées qui donnent à certains passages une énergie animale, il est aussi pour beaucoup dans les couleurs sonores. Citons par exemple le motif ensoleillé dont il pare « Billie’s Bounce », ou l’introduction de « Shaw’ Nuff », dont il crée les sonorités en travaillant une cymbale posée sur une de ses peaux.

Evidemment, les performances individuelles sont un réel attrait : ça joue fort, serré, les moments de bravoure abondent. Mais si l’on ne devait retenir qu’une chose de ce disque, c’est sans aucun doute l’aisance avec laquelle le trio restitue dans son langage propre des thèmes si souvent (et magistralement) interprétés. Ces versions figureront désormais parmi celles qui comptent, car en partant à la recherche de Bird, ces trois musiciens ont retrouvé l’équilibre délicat entre brillance technique et sensibilité qui caractérisait sa musique.