Chronique

Jon Irabagon

Dr. Quixotic’s Traveling Exotics

Jon Irabagon (ts), Tim Hagans (tp), Luis Perdomo (p), Yasushi Nakamura (b), Rudy Royston (dms)

Label / Distribution : Irabagast Records

S’il y a un sujet qu’il faut avoir en tête lorsque nous évoquons un musicien comme Jon Irabagon, c’est bien celui de la diversité, notion à distinguer de celle de mélange des genres. Le ténor new-yorkais attaché à la France (on l’entend tout autant avec son réseau de la côte est - dont Mary Halvorson - qu’avec des Hexagonaux comme Alban Darche ou Sylvain Rifflet) nourrit sa musique de nombreuses traditions tout s’offrant des instants parfaitement iconoclastes. On en veut pour preuve, avec ce nouveau quintet, la liberté collective qui se dégage de l’intense « Emotional Physics/The Things », où son saxophone se heurte à la trompette de Tim Hagans. L’illustre invité, ancien membre du Big Band de Stan Kenton et depuis longtemps installé dans le nord de l’Europe, se révèle une seconde lame indispensable dans l’équilibre d’un orchestre foncièrement rythmicien. En témoigne le bluffant jeu de cordes de Yasushi Nakamura, véritable révélation du Docteur Quixotic, avatar d’Irabagon le temps d’un album. Incontestable pôle d’équilibre, le contrebassiste, habitué aux déracinements, livre avec son acolyte de la rythmique Rudy Royston une prestation époustouflante. « Your Own Your Own », véritable manifeste pour une rythmique versatile où les rejoint le pianiste Luis Perdomo, en témoigne. Avec cette exhibition d’étrangeté que constitue le quintet d’Irabagon, on jette les bases d’une musique ouverte et démonstrative absolument assumée par le leader.

C’est peu de dire que l’œuvre d’Irabagon ouvre de nouvelle portes, et oublie consciencieusement de les refermer pour laisser s’échapper les esprits. Au premier abord, si l’on s’en tient à la couleur générale, le propos d’Irabagon est hâbleur, voire parfaitement individualiste. On se souvient du clin d’œil que constituait Foxy, précédent album où la jeune fille sur la pochette renvoyait aux esthétiques du jazz performatif des sixties. Il y a des ingrédients similaires ici, peut-être un peu moins frontaux, même si la roborative base rythmique fait le boulot. En creusant un peu, on a surtout en mémoire la capacité d’Irabagon de transcender ce cliché , voire de jouer avec les images, de les tordre, comme il le fait avec son ténor. Tout au long de « The Demon Barber in Fleet Week », le leader semble partir dans tous les sens, avec la bénédiction de Perdomo qui donne toute l’ampleur nécessaire à une mécanique qui roule sans se poser de question.

En nommant son album Dr. Quixotic’s Traveling Exotics et en le parant de multiples photos-montages cocasses de freaks dérisoires (un lycanthrope, une sirène, un homme cornu…), en s’adjoignant le concours d’un Tim Hagans en pleine forme, Jon Irabagon nous transporte dans un décor de foire dont il est l’architecte en chef. On a le sentiment qu’il pilote, avec force cahots de la base rythmique, l’une de ces diligences qui sillonnaient l’Ouest conquérant pour vendre des potions aussi magiques qu’inutiles. Entre surenchère de brillants effets de manches et volontaire étrangeté, le saxophoniste livre un disque réjouissant qui respecte et anime une certaine tradition du jazz sans pour autant s’y laisser enfermer. Un passionnant coup de maître.

par Franpi Barriaux // Publié le 24 juin 2018
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