Entretien

José Lencastre, la musique en partage

Entretien avec le saxophoniste portugais qui place la rencontre au cœur de sa musique.

José Lencastre fait aujourd’hui partie des musiciens qui comptent sur la scène improvisée européenne. Très actif depuis 2017, le saxophoniste alto est à la tête d’une discographie abondante, avec près de vingt albums en leader ou co-leader et de nombreuses collaborations en tant que sideman, notamment pour les ensembles du violoniste Ernesto Rodrigues. Il multiplie les projets avec des musiciens amis, avec lesquels il forme une communauté artistique soudée. Le partage et le plaisir d’être ensemble sont les piliers de son travail. Il vient d’être élu parmi les six saxophonistes alto les plus influents de la planète par le magazine argentin El Intruso. Rencontre.

- José, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis né à Lisbonne en 1977. J’ai eu une enfance « normale ». Mes parents ne jouaient d’aucun instrument, mais ils écoutaient beaucoup de musique, surtout du rock et de la pop. Dans la maison de mes grands-parents à Sintra [1], il y avait un piano mais cela ne m’attirait pas plus que ça. J’ai fait de la musique à l’école comme tout le monde, rien de très sérieux. À l’âge de 15 ans, j’ai commencé à jouer de la batterie parce que mon frère en avait demandé une à mes parents.
Je ne sais pas bien ni comment, ni pourquoi je me suis mis au saxophone. Je me rappelle avoir eu l’intuition que je devais en avoir un. J’avais 22 ans et, dès l’instant où j’ai joué du saxophone pour la première fois, j’ai su que j’en ferais ma vie et que je deviendrais musicien professionnel. À l’époque, j’étudiais le journalisme à l’université et j’ai abandonné les cours pour poursuivre dans la musique (j’ai finalement terminé mon diplôme quelques années plus tard).
J’ai commencé par prendre des cours particuliers de saxophone, puis je suis allé faire une année scolaire à Chichester en Angleterre. Après cela, j’ai étudié pendant environ quatre ans au Hot Club, l’école de jazz de Lisbonne.
Je continue à étudier et à pratiquer autant que je peux, la musique est quelque chose d’infini, on n’y arrive jamais et pour moi c’est la beauté de la chose.

- Quelles sont vos influences musicales ?

Quand j’étais enfant, j’écoutais surtout la musique de mes parents, des groupes anglais comme Cream, Queen, les Beatles et aussi de la pop américaine comme Whitney Houston. Au début de mon adolescence, j’ai commencé à écouter ma propre musique, surtout des musiques alternatives, du grunge, du punk rock américain ; des artistes comme Nirvana, Pearl Jam, Tindesrticks, Nine Inch Nails, Portishead, Nofx, Sonic Youth, Rage Against the Machine, Ben Harper. J’ai aussi découvert des artistes portugais comme Jorge Palma, Sérgio Godinho, Mão Morta ou Enapá 2000. Un peu plus tard, j’ai découvert le jazz et je me suis mis à beaucoup écouter Coltrane, Miles, Joe Henderson, Wayne Shorter, mais aussi Brad Mehldau, Chris Speed, Joe Lovano ou Chris Potter.

José Lencastre © Vera Marmelo

- À vos débuts, vous avez autoproduit deux albums (en 2006 et 2007) sous le nom de Tsuki, un duo sax électronique avec Ricardo Webbens. À quoi ressemblait votre musique ?

Ce fut une expérience fantastique. La musique était très atmosphérique, elle invoquait des paysages sonores. J’étais complètement libre d’improviser sur ce que Ricardo jouait. Nous avons fait quelques concerts, joué dans la première édition du Outfest (un chouette festival de musique expérimentale à Barreiro). Nous avons aussi joué au magasin de disques Trem Azul (aujourd’hui propriété de Clean Feed Records) à Lisbonne. C’était un endroit incroyable et un moment merveilleux. Grâce à Tsuki, j’ai été introduit sur la scène improvisée lisboète.

- Parlez-nous de vos expériences au sein de groupes comme Cacique 97, Philharmonic Weed, The Most Wanted, avec qui vous avez joué à vos débuts. La musique était un mélange de plein de choses différentes et de nombreuses influences (musique africaine notamment), je me trompe ?

Vous avez raison. Jouer dans ces groupes très groove a été fondamental dans mon développement en tant que saxophoniste. Je me sentirai toujours reconnaissant vis-à-vis de ces diverses expériences. Dans les groupes que vous mentionnez, il y a des structures et des arrangements que vous devez suivre et c’était vraiment très intéressant de faire partie de ces sections de cuivres. À l’époque, je jouais aussi beaucoup de semba, une musique traditionnelle angolaise et là, en revanche, c’était très libre. Parfois on répétait des morceaux l’après-midi et on ne les jouait pas le soir. J’ai dû tout apprendre à l’oreille, ce qui était une grande leçon. J’avais une totale liberté d’improviser.
Toutes ces expériences me font dire aujourd’hui que l’improvisation libre doit être vue comme quelque chose de beaucoup plus large que le genre musical et l’esthétique qui lui sont généralement associés.

- Vous avez vécu au Brésil entre 2012 et 2016. Pour quelles raisons êtes-vous parti ?

À cette époque, il y avait une crise économique importante au Portugal. J’avais aussi envie d’expérimenter la vie au Brésil, qui est un pays envoûtant avec beaucoup de contrastes. J’étais déjà allé à Rio en 2011 et j’avais été complètement soufflé par l’énergie de cette ville. Je suis donc parti en octobre 2012. J’y ai vécu six mois avant de partir pour Pernambuco, Olinda et enfin Recife.
À cette époque, je jouais toutes les semaines avec un orchestre de choro et de samba à Lisbonne. J’étais un familier de ces musiques. Mais quand j’ai vu en live une roda de samba (c’est un événement très festif et populaire au cours duquel plusieurs musiciens se réunissent autour d’une table pour jouer, avec le public autour qui danse et chante) pour la première fois à Pedra do Sal, j’ai ressenti la même sensation que lorsque j’ai entendu John Coltrane pour la première fois. C’était si puissant, authentique, spirituel, gai et triste à la fois. Ça m’a remué et touché au plus profond de moi.
À Pernambuco, je jouais beaucoup de musiques traditionnelles (frevo, choro, ciranda). J’avais aussi un trio qui jouait mes compositions, Inconsciente Coletivo, avec Carlos Pérez à la batterie et Diego Drão aux claviers.
Le Brésil m’a beaucoup influencé dans ma musique, mais aussi dans ma vie personnelle, c’est certain.

José Lencastre Nau Quartet © Nuno Martins

- À votre retour, vous avez crée le Nau Quartet avec Rodrigo Pinheiro, Hernâni Faustino et João Lencastre. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

En décembre 2015, alors que je vivais toujours au Brésil, je suis retourné à Lisbonne et nous avons joué ensemble pour la première fois. Ce fut un moment fantastique, un événement fondateur pour moi. Ce groupe est l’une des raisons de mon retour au Portugal. Jouer ce genre de musique me manquait. Durant mon séjour brésilien, je n’ai pas trouvé de personnes avec qui j’aurais pu jouer de l’improvisation libre et de la musique expérimentale.
J’aime beaucoup le Nau Quartet. Il évolue à chaque fois que nous jouons ensemble. La façon dont la musique circule est très organique, comme si nous avions une conversation permanente entre nous quatre.

- Parlez-nous de la relation que vous entretenez avec votre frère batteur João Lencastre ?

Je suis très heureux de l’avoir comme frère, comme ami proche et comme partenaire musical. Nous avons une merveilleuse relation. Je dois dire que son influence sur moi est énorme. Je me souviens de son dévouement à son instrument dès le début et c’est quelque chose que j’essaie de suivre dans ma pratique quotidienne du saxophone. Il a su très tôt qu’il voulait être musicien ; pour moi cela a pris un peu plus de temps…

- Une longue complicité vous unit également avec le guitariste Jorge Nuno, n’est-ce-pas ?

J’ai rencontré Jorge juste après mon retour du Brésil en juin 2016. Le percussionniste Monsieur Trinité avait monté un groupe, où nous étions tous les deux, pour jouer à la Cinémathèque de Lisbonne. C’était la première fois que nous jouions ensemble. Dans l’été, nous avons formé un trio avec le batteur Pedro Santo et nous sommes devenus amis. Son approche à la fois rock, expérimentale et psychédélique de la musique est quelque chose que j’apprécie vraiment.

Hernâni Faustino, José Lencastre © Nuno Martins

- Hernâni Faustino fait partie de bon nombre de vos groupes. Est-il le contrebassiste idéal selon vous ?

Hernâni est incroyable. C’est quelqu’un que j’apprécie vraiment et que j’admire sur un plan musical et personnel. C’est toujours une grande joie de jouer avec lui. Il peut aller partout où la musique le demande, dans n’importe quelle direction. Si ce n’est pas le contrebassiste idéal pour moi, il s’en rapproche sacrément !

- En 2020, vous avez crée le label Phonogram Unit avec d’autres musiciens. Pour quelles raisons ?

Avec Hernâni, Jorge, Rodrigo Pinheiro et Vasco Furtado, nous avons créé Phonogram Unit pour avoir la main sur les sorties d’albums, la musique que l’on jouait et tous les aspects administratifs du métier de musicien (promotion, distribution, relations avec le presse…). À ce jour, nous avons publié quinze albums.

- Vous avez enregistré trois albums chez Partícula, le label numérique crée par João Sousa et Tiago Eira, dont deux captés par téléphone durant le confinement. Parlez-nous de cette aventure ?

Ce fut une super aventure pendant la pandémie. Je me souviens que, quand João m’a appelé pour m’exposer l’idée, j’ai tout de suite été emballé par le projet. Nous échangions des fichiers, et je n’ai connu le résultat qu’à la toute fin : c’était une expérience intéressante. Nous avons fait quelques concerts en streaming et puis nous nous sommes retrouvés peu après pour enregistrer un troisième album ensemble baptisé Visita sous l’appellation Akasha Quartet.

Ernesto Rodrigues, Hernâni Faustino, José Lencastre, João Lencastre © Nuno Martins

- Depuis 2016, vous collaborez également aux grands ensembles du violoniste Ernesto Rodrigues. Racontez-nous votre rencontre.

Je connaissais Ernesto et je l’avais vu en concert il y a longtemps, mais c’est seulement à mon retour du Brésil que nous avons commencé à travailler régulièrement ensemble. J’apprécie beaucoup de jouer au sein d’un grand ensemble qui joue une musique sensible et apaisée. Nous avons aussi enregistré un album en quintet, Affinity Suite avec Miguel Mira, Hernâni Faustino et João Lencastre, dans une veine très free jazz.

- Parlez-nous de votre nouveau groupe avec lequel vous avez sorti récemment le beau Anthropic Neglect (avec Jorge Nuno, Felipe Zenícola, João Valinho).

C’est un groupe vraiment particulier qui a reçu de très bonnes critiques. La musique du groupe a quelque chose d’indéfinissable, ce qui la rend mystérieuse et très belle. Jouer à Jazz em Agosto en 2021, un festival que j’admire, a été le point culminant du groupe. Cet automne, nous avons joué à Area Sismica, en Italie et nous avons enregistré le concert. Cela pourrait bien devenir notre deuxième album, on verra.

- La scène portugaise brille aujourd’hui dans le monde de la musique improvisée. Y a-t-il un effet d’entraînement entre les musiciens ? Est-ce une source d’inspiration pour vous ?

C’est incroyable qu’un si petit pays tel que le Portugal compte autant de musiciens intéressants. La scène portugaise brille en partie aussi grâce à des labels tels que Clean Feed et Creative Sources. Cet effet d’entraînement entre les musiciens est très inspirant, en effet. Nous nous connaissons, nous nous respectons et nous nous soutenons les uns les autres.

- Vous venez de sortir un album avec Miguel Petruccelli et Aleksandar Škorić : parlez-nous de ce trio.

Il existe depuis 2018. Nous avons fait quelques tournées ces dernières années, mais ce n’est qu’aujourd’hui que nous avons senti qu’il était temps d’enregistrer notre musique. Les réactions du public lors des concerts ont renforcé notre conviction que la musique détient une force et une énergie incroyables.

Jorge Nuno, José Lencastre © Nuno Martins

- Vous enregistrez beaucoup, notamment des albums en co-leader. La rencontre semble être le moteur de votre musique ?

Je dirais que oui : j’aime être mis au défi et sortir de ma zone de confort. Les humains sont des êtres sociaux, je crois à ça. Je sens que j’ai besoin de rencontrer de nouvelles personnes et de nouveaux musiciens pour grandir en tant qu’individu. La vie et la musique sont imbriquées, vous jouez ce que vous êtes, avec votre histoire, vos sensibilités, vos blessures. Pour moi, il n’y a pas d’autre façon de jouer de la musique, que vous en soyez conscient ou non.

- Quel est votre rapport à l’improvisation ? Et à l’écriture ? Comment travaillez-vous ?

J’ai une relation très étroite avec l’improvisation. J’essaie de laisser la musique parler d’elle-même et me montrer ce que je dois jouer. Quand cela arrive, c’est comme si vous descendiez une rivière, sans effort, vous avez juste à suivre le courant. Écrire et composer, c’est différent. Pour moi, cela prend beaucoup plus de temps, d’essais et d’erreurs. Parfois je me concentre sur quelque chose pendant une longue période et parfois il arrive que la composition vienne d’elle-même. J’aime que l’auditeur ne puisse pas vraiment deviner si une partie est composée ou improvisée. Habituellement, je travaille sur Sibelius. Et aussi sur un clavier. Mais mes compétences au piano ne sont pas très bonnes, donc je suis un peu limité quand je compose de cette façon.

- Comment décririez-vous votre musique ?

Ma musique peut sonner de façon très variable, cela dépend du contexte. Elle peut être intense et abstraite, mais aussi lyrique et apaisée. J’aime penser que mes compositions et mes improvisations sont honnêtes et fidèles à la musique, et que, d’une manière ou d’une autre, quelqu’un qui connaît mon jeu et mon écriture reconnaîtra après quelques secondes que c’est moi qui joue .

- Avec quels musiciens aimeriez-vous jouer aujourd’hui ?

Il y en a tellement : Kris Davis, Craig Taborn, Joe Morris, Tomeka Reid, Tom Rainey, Michael Formanek, Marylin Mazur, Jakob Bro, Nate Wooley, Médéric Collignon, Michel Portal, Ingrid Laubrock, Dave Rempis, Chad Taylor, Jeff Parker, Rob Mazurek… La liste est longue !

- Quels sont vos projets pour les mois à venir ?

Plusieurs albums sont prêts : un trio avec Susan Alcorn et Hernâni Faustino sortira en juin chez Clean Feed ; le deuxième album (après Live at Zaal 100 sorti sur le label FMR Records en 2019) du trio avec Raoul Van der Weide et Onno Govaert sortira au printemps sur Phonogram Unit ; un enregistrement d’un concert au Krakow Jazz Festival avec un nouveau trio composé de Zbigniew Kozera et Vasco Trilla verra le jour bientôt également ; il y aura aussi, dans l’année, le premier album d’un quartet avec Gonçalo Almeida, Maria do Mar et Carla Santana.
Ensuite, ce sera une collaboration avec le guitariste Dirk Serries : on va enregistrer et faire quelques concerts ensemble au mois de mai prochain.
Enfin j’ai entamé un travail avec le guitariste portugais Flak, on verra où cela nous mènera. Et puis il y a aussi d’autres projets qui prennent forme petit à petit. Je sens que 2023 sera une bonne année !

par Julien Aunos // Publié le 19 mars 2023
P.-S. :

Discographie récente :

En tant que leader et co-leader :

2022 : Inner Voices (Burning Ambulance Music)
2022 : Magma - Felipe Zenícola, José Lencastre, João Valinho (FMR Records)
2022 : Affinity Suite - Ernesto Rodrigues, José Lencastre, Miguel Mira, Hernâni Faustino, João Lencastre (Creative Sources)
2022 : Common Ground - José Lencastre Common Ground (Phonogram Unit)
2021 : Forces in Motion - José Lencastre / Hernâni Faustino / Vasco Furtado (Phonogram Unit)
2021 : Thoughts Are Things - José Lencastre Nau Quartet + Pedro Carneiro (Phonogram Unit)
2021 : Free Speech - João Sousa & José Lencastre (Partícula Records)
2020 : Anthropic Neglect - José Lencastre / Jorge Nuno / Felipe Zenícola / João Valinho (Clean Feed)
2020 : Vento - José Lencastre / Hernâni Faustino / Vasco Furtado (Phonogram Unit)
2020 : Akasa - José Lencastre/ Jorge Nuno / Hernâni Faustino / João Sousa (Partícula Records)
2020 : Derdeba - José Lencastre/ Jorge Nuno / Hernâni Faustino / João Sousa (Partícula Records)

En tant que sideman :

2022 : Spiegel III - Rodrigues, Mira, Almeida, Silva, Parrinha, Lencastre, Gonçalves & Oliveira (Creative Sources)
2022 : Uranium - Isotope Ensmeble (Creative Sources)
2022 : Magpie Live - Flak (Shhpuma)
2022 : Sombras - Uivo Zebra & Horns (Bocian Records)
2021 : Titaneus Giganteus - IKB (Creative Sources)
2020 : Helium- Isotope Ensemble (Creative Sources)

[1Ville de 30 000 habitants située à 25 km de Lisbonne.