Scènes

Jazz em Agosto, du feu et des larmes

Jazz em Agosto, le festival aux trois visages : Chicago – New York – Portugal


Difficile de trouver programmation plus stimulante que celle de Jazz em Agosto. Le festival met à l’honneur les tendances les plus vivaces du jazz contemporain et de ses affluents, dans des conditions d’écoute idéales. L’édition 2018 donnait les clés à un invité spécial (John Zorn) et la suivante affichait la thématique « Résistance ! ». 2022 s’articule autour de trois axes géographiques : deux villes et un pays, Chicago (représentée par des artistes du label International Anthem), New York avec des figures parmi les plus créatives de la Grosse Pomme, et le Portugal avec de fiers représentants de la scène locale.

Un autre fil conducteur se dessine, tantôt sous-jacent, parfois explicite, et sans doute logique après deux années compliquées : cette édition est existentialiste, célèbre la vie et la singularité, promeut la liberté d’expression, de prestations tumultueuses en déclarations minimalistes, de performances à dimension spirituelle à des sets cachant sous une exécution exigeante un humour ravageur. Une liberté chère au directeur artistique Rui Neves, dont l’équipe sait s’y prendre pour que cette inclination permissive se transmette aux jazz-fans comme aux néophytes, dans une ambiance détendue qui se prolonge au bar de la Fondation pour échanger et rencontrer les artistes. Soir après soir, les concerts affichent complet (esgotado = sold out).

Irreversible Entanglements © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

Selon l’horaire et la nature du projet, les concerts ont lieu dans l’Amphithéâtre de plein air, dans les jardins de la Fondation Gulbenkian ou dans l’auditorium 2 à l’acoustique extraordinaire. Le grand auditorium, vaste et visuellement imposant avec son fond de scène donnant sur la flore du parc, est mis à profit le temps d’une soirée.

On note l’absence de toute présentation, protocole, politesses. Chaque artiste arrive et sort de scène comme bon lui semble. L’équipe n’est pas interventionniste, se fait invisible sitôt les spectateurs sur les bancs. Peu de musiciens se montrent loquaces. Nulles palabres ou explications superflues ; quelques mots de gratitude de se trouver là, tout au plus, et en avant la musique. Chaque formation capte immédiatement l’attention d’un public disposé à l’écoute exclusive. On relève une importante présence féminine. Chacun est invité à être lui-même. Autre bon point : une large majorité de sets se déroule d’un seul tenant. Cela permet de ne pas sortir de la musique, pour y entrer à nouveau : on y reste.

La félicité ineffable du séjour se teinte, trois semaines après sa conclusion, de consternation et de tristesse avec la disparition de l’artiste – trompettiste, compositrice, chanteuse, claviériste, peintre, ingénieure du son – jaimie branch, dont l’énergie débordante et la décontraction désinhibée sur scène comme à la ville ont touché ceux qui ont croisé son chemin. Ses prestations à bride abattue à Lisbonne comptent parmi les dernières de cette figure essentielle du jazz contemporain, auquel elle a insufflé une punk attitude doublée d’un engagement singulier. « You got to burn to shine » (“il faut brûler pour briller”), écrivait le poète John Giorno. « breezy » a plané tout son saoul et partagé ses envols avec les auditeurs.

“What are you going to do with this blessing we call life ?” demande Ayewa.


Open the Gates est le titre du dernier album d’Irreversible Entanglements. Cette ouverture des grilles devient l’ouverture du festival. Le quintette ancré par les opiniâtres Luke Stewart (b) et Tcheser Holmes (d, perc) se situe dans la lignée de l’ensemble Heroes are Gang Leaders, apparu sur cette même scène trois ans plus tôt et dont Stewart est l’élément commun. Grooves brûlants, free jazz urgent et engagement poético-politique sont les éléments constitutifs de la formation à laquelle contribuent la performeuse Camae Ayewa alias Moor Mother (voc), et les éloquents soufflants Keir Neuringer (as, cla, perc) et Aquiles Navarro (tp, cla). Fondé à New York en 2015, le groupe a des origines diverses, de Washington au Panama, le tout soutenu par un label de Chicago. Latitudes variées, causes communes.

Moor Mother / Irreversible Entanglements © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

Mother et Neuringer frappent des clochettes contre le sol. Stewart entre avec un boum massif à la contrebasse, et en association avec le batteur maintient un flux ininterrompu et fiévreux jusqu’au terme. Une rythmique à la fois implacable et ouverte, multidirectionnelle. Le spoken word de Moor Mother, dont la voix grave ajoute à l’autorité de l’affaire, nous édifie. Les textes, réduits à des phrases concises, sont de sagesse, de motivation, d’amour et de célébration, plutôt qu’accusateurs. Le militantisme se mue en élan universel, d’une voix omnisciente qui sonde l’âme de tout un chacun. La trompette caracole sur un groove chaloupé. “What are you going to do with this blessing we call life ?” demande Ayewa. Ses propos tantôt limpides, parfois sibyllins, incluent une foule de références (de Van Gogh à Woody Shaw en passant par Max Roach), témoignant de sa curiosité pour les créateurs du passé. Une fois les appels à la liberté mais aussi à la responsabilité lancés, cette Amiri Baraka du 21e siècle cède la place à des jams torrentielles d’un free-funk bouillant qui sidère par les niveaux d’énergie déployés. Un nouvel album dépassant les bornes est annoncé par une Mother enthousiaste.

Le label de Chicago International Anthem voit se produire à cette édition quatre formations qu’il soutient : Irreversible Entanglements, Rob Mazurek Exploding Star Orchestra, Anteloper, Damon Locks Black Monument Ensemble, et fait l’objet d’une rencontre chez le disquaire Jazz Messengers, à l’étage de la librairie Ler Devagar dans l’enceinte de la LX Factory, ancienne zone industrielle transformée en quartier piétonnier composé de restaurants, boutiques et lieux d’expression artistique, dans un complexe d’entrepôts réhabilités.
Animateurs du label, Dave Vettraino et Alejandro Ayala y parlent de leur travail, de leur « famille » musicale, répondant aux questions du journaliste et modérateur Rui Miguel Abreu. Quant à Matti Nives, il est venu d’Helsinki présenter le magazine We Jazz (Horace Tapscott en couverture du quatrième numéro) au design séduisant et qui abrite de fines plumes anglophones. Les sujets couvrent un large spectre : Joel Ross, les pochettes du label ESP Disk’, un panorama sur le smooth jazz… Gardant un œil sur l’actualité (nouveautés discographiques, livres, festivals), le mook effectue des choix éditoriaux non inféodés au flux des sorties, avec des reportages originaux tels ces focus sur les meilleurs disquaires d’Europe ou sur les bars à jazz du Japon. Ayala, sous son nom d’artiste King Hippo, livre un DJ set composé de titres rares ou méconnus à une clientèle ravie, dansant volontiers depuis le rez-de-chaussée ou entre les allées de disques.

Nicole Mitchell & Moor Mother © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

La première rencontre scénique entre Nicole Mitchell (fl, elec) et Moor Mother (voc, elec) remonte à 2018 et a fait l’objet d’un enregistrement (Offering : Live at Le Guess Who), leur donnant l’envie de prolonger l’expérience. C’est chose faite avec un set au climat nébuleux, dont la moindre des surprises n’est pas l’utilisation parcimonieuse de la flûte par Nicole Mitchell, qui manipule de petits engins électroniques, comme sa camarade, pour échafauder une ambiance crépusculaire. Une séance d’hypnose dans l’obscurité. Moor Mother modère ses interventions vocales, prouve son adaptabilité à un contexte différent de la veille, et Mitchell se plonge dans l’expérimentation, sans omettre de nous gratifier de quelques passages instrumentaux intermittents.

Rob Mazurek (tp piccolo, élec., synthétiseur modulaire) enregistra ici un double live avec Pharoah Sanders (déjà avec Chad Taylor, d), et dirige ce soir l’Exploding Star Orchestra, comptant dans ses rangs Damon Locks (textes, voc, élec), Nicole Mitchell (fl), Keir Neuringer (as), Tomeka Reid (cello), Pasquale Mirra (vib), Julien Desprez (elg), jaimie branch (tp), Angelica Sanchez (p, cla), Ingebrigt Håker Flaten (b), Mikel Patrick Avery (d, perc), et John Herndon (élec). Le saxophoniste d’Irreversible Entanglements « remplace » au pied levé la violoniste Macie Stewart n’ayant pu être du voyage.

Rob Mazurek’s Exploding Star Orchestra © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

Cet orchestre agrège les différentes dimensions du travail de Mazurek avec une fusion luxuriante de funk, free jazz, bossa, afrobeat entre autres ingrédients. Le compositeur trouve l’équilibre entre exigence et accessibilité, au gré d’arrangements exquis, propulsés par des rythmes bien délinéés, où percussions et vibraphone jouent un rôle-clé. Mazurek dirige les opérations avec décontraction, premier spectateur ravi de la tournure des événements. Chaque pièce prend le temps de se développer. À la première succède une improvisation générale, peuplée d’échos. Le groove qui suit inspire Nicole Mitchell et lance branch dans des girations approbatrices. Julien Desprez apporte sa griffe à l’ensemble, zébrant d’éclairs le tapis sonore savamment tissé. Mazurek met ses interprètes en valeur, moins par des solos successifs qu’en intégrant leurs caractéristiques individuelles au dessein collectif. Damon Locks prend la parole, filtrée dans un combiné téléphonique à l’ancienne, effet dont on se demande si la fonction n’est pas avant tout visuelle. Il danse (après tout, pourquoi demeurer immobile ? cette musique incite au mouvement) ainsi qu’il le fera lors de son propre set. Sa diction est impeccable, et le voilage confère à sa voix une patine d’enregistrement d’archives, ou de transmission d’une autre planète. Reid et Sanchez brillent à leur tour, l’une se délectant de la situation, l’autre absorbée par les partitions. Le tableau rappelle l’univers d’Hermeto Pascoal par la biodiversité évoquée, et l’inspiration brésilienne pour partie. Un groove lent et arabisant convoque le fantôme de Sun Ra, période Lanquidity : irrésistible. Après ce pic, un tournant épicé est initié par Desprez qui martèle un beat maniaque sur les cordes, que vient étoffer l’électro-ambient de branch. Un merveilleux solo de Mazurek parachève ce moment, et un court rappel voir revenir les seuls Rob et Damon en duo.

« Les sons passent avant la technique » indiquait jaimie branch, qui maîtrise pourtant les potentialités de son attirail


Anteloper s’est signalé par des rythmes mécaniques pilonnés sans relâche par Jason Nazary (d, élec), une abondance d’altérations et une débauche de claviers manipulés par jaimie branch (tp, élec) dont les activités s’étendent à plusieurs instruments et supports (elle a réalisé la pochette de Pink Dolphins du duo, paru au début de l’été). Sont projetées des images kaléidoscopiques où l’on devine des animaux de la savane, antilopes, félins et pachydermes, contribuant à un décorum bigarré, saturé d’informations.

Anteloper © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

Cette transe généreuse en décibels, éloignée du jazz à quelques phrasés près, repose sur une accumulation d’effets souillés plutôt que sur la structure de compositions rudimentaires. « Les sons passent avant la technique » indiquait branch, qui maîtrise pourtant les potentialités de son attirail, et le set illustre son état d’esprit anarchiste. Si l’influence de Miles Davis a été évoquée par la musicienne, c’est pour son appétence pour les défis et virages radicaux. Des passages rappellent Rated X (1972) et son mixage halluciné. Pour finir, branch entonne « Earthlings », chanson d’obédience trip-hop, samples lancinants sur rythme alangui, d’une voix à la fois enjôleuse et inquiétante.

Damon Locks (samples, élec) a contribué de manière intéressante à l’ensemble de Rob Mazurek. Ses créations visuelles (pochettes pour International Anthem) ne manquent pas d’attraits. On s’avoue dubitatif quant à son travail de chef de bande. Le nom du groupe, Black Monument Ensemble, met la barre haut. La formation se situe dans une perspective d’affirmation communautaire afro-américaine. On ne doute pas de la sincérité et de l’utilité de leur engagement. Trois choristes sur leur 31 – Erica Nwachukwu, Monique Golding, Tramaine Parker (voc) – assurent le chant de thèmes-slogans, entre gospel light et P-Funk, de manière compétente. Une fois lancés les échantillons et rythmes en boîte, relayés par Dana Hall (dm) et Arif Smith (perc), le leader n’a plus qu’à mimer une direction au groupe qui n’en a nul besoin ou s’agiter derrière sa console, évoquant quelque pasteur déraciné de sa paroisse. On est avant tout dans le rituel et l’autocélébration. Le poing a beau être levé, la revendication progressiste ne se traduit guère dans la réalisation musicale. Aucune urgence ou conviction n’est perceptible, par comparaison avec leurs partenaires de label Irreversible Entanglements, remplacés par le recours à des clichés et marqueurs inoffensifs. Un peu de culture hip-hop, un soupçon de spiritualité, du free jazz approximatif avec une soufflante (Angel Bat Dawid, cl) qui apporte quelques vibrations à un ensemble rigide et dévitalisé. Non que l’empowerment doive nécessairement se présenter sous des atours austères et belliqueux. Mais si l’ambition est de figurer une joyeuse utopie afro-futuriste, l’objectif n’est pas davantage atteint – un collectif comme Parliament a exploré le sujet de manière plus téméraire entre 1975 et 1980. Les morceaux, strictement identiques aux versions enregistrées sur disque, n’ont ni milieu, ni fin, ni cheminement perceptible. Il manque enfin une relation ou projection au public, qui peut se sentir exclu par cet entre-soi.

Montrer le quotidien laborieux et précaire des musiciens sur la route, trimballant leur matériel entre gares et clubs et réglant des soucis techniques


Turquoise Dream © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

Le violoniste de musique de l’instant Carlos « Zingaro » est le sujet d’un documentaire par la réalisatrice Inês Oliveira, A escuta (« L’écoute »). Unique séance de cinéma du festival, le film permet de mieux connaître le parcours et la philosophie de cet homme discret, faisant l’éloge de la singularité. Zingaro, dont les prédilections comptent aussi bien Bach, Bartók et Paganini que John Cage, a été membre du groupe de free-jazz-fusion Plexus dans les années 70 (partageant la tête d’affiche d’un festival à Sintra avec le Michel Portal Unit) et s’est abondamment produit en France en compagnie d’un certain Daunik Lazro, dont il est du premier album, Sweet Zee. Des documents d’époque attestent de la tenue de concerts dans des lieux tels qu’Ange d’or, Dunois, CCAM, Maison des remparts… Hélas, pas d’archives vidéo de cette période. À signaler la réédition imminente de Periferia (1994) de Zingaro, Lazro, Jean Bolcato et Sakis Papadimitriou. La valeur du silence est réhabilitée. Classique dans la forme, le film se fend de quelques trouvailles : passages sans le moindre son alors qu’on voit le violoniste jouer à l’image, tandis qu’à l’inverse des passages musicaux se font entendre sur un écran noir. On suit enfin l’improvisateur en tournée avec Joëlle Léandre, Sebi Tramontana et Paul Lovens, occasion de montrer le quotidien laborieux et précaire des musiciens sur la route, trimballant leur matériel entre gares et clubs et réglant des soucis techniques : Zingaro et Léandre penchés sur la contrebasse, entretenant leurs outils de travail avant de monter sur scène. Intégré à la famille esthétique et humaine de l’internationale de l’impro, Zingaro n’en a pas cherché d’autre. Par ailleurs graphiste, il dessine des créatures qui ne dépareraient pas en couverture de Métal Hurlant.

Tashi Dorji © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

Tashi Dorji (elg), originaire du Bhoutan, collabore à Chicago avec Dave Rempis, Michael Zerang, Kuzu, en plus de rencontres avec des globe-trotters aventureux tels que Luke Stewart et Mette Rasmussen. Guitare malmenée, sommet du manche heurtant et raclant la scène sont autant de techniques mises à profit pour susciter des ambiances plus ou moins lugubres. Ce rock improvisé s’apparente à une sculpture bruitiste, utilise la résonance du sol ou d’autres objets pour mettre en vibration l’instrument, et évoque certaines performances de Keiji Haino. Plus intrigant qu’achevé, le concert incitera à retourner écouter le musicien, de préférence en duo ou en groupe, pour voir comment il adapte son style en présence d’autres improvisateurs. Car l’exercice du monologue conduit parfois à des ruminations dont il est difficile de s’extraire, là où le partage de la scène peut instaurer une dialectique et créer des développements inattendus à la musique.

On retrouve « Zíngaro » (vln) dans le quartette d’impro chambriste et paritaire Turquoise Dream, d’essence européenne, avec Marta Warelis (p), Helena Espvall (cello), et Marcelo dos Reis (g). La pudeur du collectif les distingue des formations américaines entendues plus tôt, plus littérales et rentre-dedans. On peut aimer les deux approches ! Bien qu’improvisée, la musique de Turquoise Dream s’apparente à des compositions en temps réel, des vignettes se formant à l’intérieur des pièces. On pourrait y regarder au microscope, y déceler une infinité de nuances. Sonorité rêche et revêche, montées tourbillonnantes dans les aigus, faisant corps avec son instrument, Zingaro fait montre d’un calme olympien, par contraste avec un dos Reis mobile et expressif, guitare portée ou à plat, doigts courant nerveusement sur les cordes. La musique émane d’une synergie collective, et si des regards sont parfois échangés, ce n’est pas avec la violoncelliste dont les cheveux cachent entièrement le visage. La pianiste promeut un toucher cristallin ; ses motifs désarticulés rappellent ceux de Nino Rota pour « Casanova ». Le résultat atteint à ce que Zingaro appelle de ses vœux dans le film : une musique du présent, interactive comme le jazz, libre comme le free, mais trouvant ses racines dans des siècles de musique européenne plutôt que dans un héritage de chez l’oncle Sam. Une ligne est tracée entre musiques baroque, classique, contemporaine et improvisée, lors d’un set pas ramenard, mais plus aérien que maintes formations prenant les galaxies lointaines pour point de mire.

Arrivé l’avant-veille du festival, je me rends au club Cossoul après consultation de l’agenda live du site jazz.pt. J’y entends un enthousiasmant quintette de jazz improvisé composé de José Lencastre (ts), Gonçalo Almeida (b), Clara Lai (p), João Lencastre (d) et João Almeida (tp). La soirée est aussi un showcase pour le label Phonogram Unit, animé par les musiciens Jorge Nuno et Rodrigo Pinheiro, retrouvés sur les scènes du Gulbenkian quelques jours plus tard. La soirée prend donc l’aspect d’une introduction officieuse au tiers portugais du festival. Avec le Voltaic Trio, les spectateurs sont conviés à une immersion dans un chaudron forgé par une batterie hyperactive, un guitariste volcanique et un trompettiste branché se muant en claviériste aux sonorités brutes de décoffrage. Une absence de prétention, un engagement gourmand dans le processus. Un souci avec les branchements de la guitare pendant 15 minutes (une éternité dans le cadre d’un show qui en dure 40) contraint Luís Guerreiro (tp, élec) et João Valinho (d) à œuvrer en tandem en attendant le retour de leur camarade. Cet incident handicape le concert, car le seul moyen de relancer la machine sera la surenchère, de la part d’un Jorge Nuno (elg) frustré d’avoir vu son élan coupé en plein essor. Les musiciens s’en tirent du mieux possible et donnent tout lors d’un set pied au plancher. En dépit des avaries au décollage, j’ai passé un bon moment, aimé la trompette traitée évoquant les élucubrations du regretté Toshinori Kondo et admiré le sang-froid du trio à ne pas abandonner la partie, décidé à sauver les meubles malgré l’adversité.

Renversant à Météo – Mulhouse en 2018, أحمد [ahmed], composé de Pat Thomas (p), Seymour Wright (as), Joel Grip (elb) et Antonin Gerbal (d) accentue encore la direction choisie. Une musique paradoxale, répétitive et changeante, bancale et ne tenant debout que par la force motrice de ses membres. Si les musiciens arborent une mine concentrée, il se niche au cœur de leur machination ultra-rythmique (chaque instrument utilisé comme une percussion, sax compris) un énorme éclat de rire, une déclaration pataphysique. Cela passe par la forme plutôt que par un quelconque affichage ou note d’intention. Une extraordinaire mécanique, toute de décalages progressifs, un fil menaçant de rompre à tout moment, un suspense haletant. Un riff de jazz cubain sert de point de départ au pianiste, et c’est parti pour un set d’un seul trait. Pat Thomas martèle accords et clusters de ses énormes mains. Le bassiste semble verrouillé dans un spasme permanent. Le batteur – seul Français de cette édition avec Julien Desprez – effectue un travail remarquable pour maintenir un feeling groove alors que le rythme est constamment bousculé, poussé au bord du précipice par l’un des membres. Tout se détraque en permanence et l’équilibre s’éloigne sitôt qu’il va être atteint. Il n’y a de stabilité que dans le mouvement. Fly or die ? Quant à leur appellation, choisie en hommage au jazzman américain Ahmed Abdul-Malik, partenaire d’Art Blakey, Thelonious Monk, Earl Hines, elle a désormais peu de rapport avec la musique de ce dernier. أحمد [ahmed] est le quartette dont le jazz avait besoin.

Ici, on sent la poussière et la rudesse. Ava Mendoza ne s’appesantit pas, ni n’abuse d’un effet ou d’une idée. Tout est à l’os, le rendu impeccable.


Ava Mendoza © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

Ava Mendoza (elg) donne un solo ciselé, aux intentions clairement énoncées, pleinement réalisées. Une trentaine de minutes qui ont paru bien courtes, pour des compositions de l’artiste et une autre de Devin Hoff (entendu chez le clarinettiste Ben Goldberg). Les éléments constitutifs de la musique de Mendoza, évoqués dans l’entretien avec Matthieu Jouan, sont égrenés sans coutures visibles, chacune mettant en avant et en valeur un aspect ou mode de jeu de la guitariste. Son Americana puisant aux sources du blues n’a rien à voir avec l’approche apaisée-fantasmée d’un Bill Frisell. Ici, on sent la poussière et la rudesse. Mendoza ne s’appesantit pas, ni n’abuse d’un effet ou d’une idée. Tout est à l’os, le rendu impeccable. Une proximité avec Marc Ribot paraît évidente, pour le tranchant, sans les saillies acides. Ce dernier a exprimé son admiration pour New Spells, album solo de sa consœur. Les pièces aux contours incertains se révèlent peu à peu, tandis que des passages oniriques font songer aux morceaux les plus calmes du shredder masqué Buckethead. Mendoza se fait chanteuse à la fin, sa voix mordante quand il le faut.

Question de perspective ? Entouré de formations d’un avant-gardisme farouche, il flotte sur l’octette João Lencastre’s Communion (João Lencastre (d, comp), Albert Cirera (ts, ss), Ricardo Toscano (as), Benny Lackner (p), André Fernandes (elg), Pedro Branco (elg), João Hasselberg (elb, élec) et Nelson Cascais (b)) un parfum de conservatisme. Le batteur-leader défend ici des compositions originales – c’est toujours à saluer – aux rythmes variés et dans des arrangements soignés, combinant jazz et rock, sur le répertoire de l’album Unlimited Dreams (Clean Feed). L’équipage est irréprochable, l’exécution sans défaut. On gagne en professionnalisme ce que l’on perd en fantaisie. A l’instar de groupes se produisant dans des festivals plus consensuels, la musique applique un programme sans s’en écarter. Succédant à des riffs à l’unisson, des solos se détachent à intervalles réguliers, taillés pour recueillir les applaudissements. Les saxophonistes se distinguent par leur jeu fluide, puissant et inspiré – le meilleur atout du set. De même, les guitaristes se montrent complémentaires par leurs personnalités, timbres et modes de jeu. Des passages d’impro abstraite en guise de transitions sont rapidement expédiés ; ce n’est pas ce qui intéresse le groupe. Pas davantage de nécessité à des bidouilles électroniques sans conséquence, concession à l’air du temps. Les montées en décibels s’avèrent trop systématiques, les frappes écrasantes laissent peu de chance à la musique de respirer. Le groupe disparaît du décor lorsque le leader est sous les projecteurs, par contraste avec d’autres formations à la distribution des rôles moins hiérarchisée, plus progressiste, mouvante et inclusive. Si chez Damon Locks l’amateurisme de la démarche en dévoilait les limites, ici c’est l’excès de technique qui barre la route à l’invention spontanée. Le public n’est pas de mon avis et réserve un triomphe à ce jazz-fusion viril.

Joaō Lencastre © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

Direction le grand auditorium pour deux concerts sans pause. Leurs esthétiques respectives divergent de tout ce qui précède et va suivre. Le duo de Pedro Carneiro (marimba) et Rodrigo Pinheiro (p) offre une instrumentation peu usitée, surtout dans le cadre de l’improvisation, pour un set teinté d’une sensibilité classique, domaine principal d’activité du marimbiste. Le concert succède au disque Kinetic études. On aurait juré la musique écrite, mais ce n’est pas le cas. On retrouve la virtuosité et l’entente accomplie de l’enregistrement, mais le concert n’en reproduit pas les pièces, hormis quelques citations. A l’imposant marimba (2,8 mètres de long, exigeant de son praticien une gestuelle de pongiste) est ajoutée une extension permettant les quarts de ton. Les résonances respectives du piano et du marimba donnent l’impression de dissonances. Pourtant, les deux instruments ont le même tempérament. Pinheiro (dont le Red Trio est sans doute la formation la plus identifiée) est l’homme de la soirée en ceci qu’il passe directement de cette prestation d’une virevoltante légèreté à l’univers tourmenté de Nate Wooley. C’est le seuil vers la section new-yorkaise de la programmation, dernière ligne droite du festival.

Une expérience bouleversante. Des spectateurs pleurent à chaudes larmes – des musiciens aussi.


Il y a dans l’ambitieux Seven Storey Mountain de Nate Wooley (tp) une dimension spirituelle, évidente à l’écoute même si on ne sait rien de sa source d’inspiration philosophique, humaniste, et effectivement mystique. La pièce se fonde sur la vie et les écrits du prêtre trappiste Thomas Merton, dont l’ouvrage donne son nom à la série. Le féminisme de ce sixième volet se précise dans les textes placés en fin de performance, permettant à celle-ci de ne pas se voir trop tôt définie par cette thématique spécifique durant son déroulement.

Nate Wooley’s Seven Storey Mountain © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

L’expérience sensorielle et l’émotion ressentie ont peu d’équivalents. Rien ne nous y avait préparés : ni l’écoute de l’album, ni la version diffusée sur Arte du concert à Berlin en 2021. Le compositeur est aidé par Samara Lubelski (vln), C. Spencer Yeh (vln), Chris Corsano (dm), Teun Verbruggen (dm), Ryan Sawyer (dm), Susan Alcorn (pedal steel g), Julien Desprez (elg), Ava Mendoza (elg), Håvard Wiik (cla), Rodrigo Pinheiro (cla), Megan Schubert (voc). L’instrumentation est jumelée ou triplée, et disposée de manière symétrique. Les musiciens entrent par élévation depuis le sous-sol, augurant de l’ascension à venir. Un nonette vocal initialement invisible (Gulbenkian choir) nous saisit depuis le fond de l’auditorium, derrière le public. Les premières minutes sont précautionneuses, presque statiques. Les claviers aux chaudes sonorités façonnent alors une spirale hypnotique, motif serpentin évoquant certaines œuvres de Terry Riley. Vient la traversée du chaos, introduite par un Julien Desprez ultra-cinglant, rudoyant la réserve de l’ensemble et ouvrant la voie au déchaînement apocalyptique collectif. La masse sonore atteint une intensité presque insoutenable, mélange d’extase et de terreur, et demeure un long moment sur ce sommet où l’oxygène vient à manquer. On devine, plus qu’on ne les entend, les guitares de Susan Alcorn et Ava Mendoza. Wooley garde les yeux fermés pendant l’intégralité de la pièce, projetant tout son être dans ses notes dirigées vers la voûte céleste. La redescente est progressive. Le texte déchirant apposé en conclusion par le chœur est le point d’orgue à une expérience bouleversante. Des spectateurs pleurent à chaudes larmes – des musiciens aussi. Ils confient plus tard qu’il s’est agi de la meilleure version jamais donnée de cette œuvre.

Ils ne se quittent plus depuis qu’ils ont croisé le fer en 2013. Chris Corsano (dm) s’est fait remarquer au tournant du millénaire dans les champs du rock expérimental le plus secouant, gardant ses chakras ouverts pour côtoyer des improvisateurs tels qu’Evan Parker ou Christine Abdelnour et côté (free) jazz Paul Dunmall, Rodrigo Amado et Joe McPhee. Bill Orcutt (elg) vient du hardcore féroce avec le trio Harry Pussy dans les années 90. Sans se départir de leurs appétences fracassantes, les complices ont affiné leur jeu et ce set engageant, sonorisé aux petits oignons, donne à entendre la finesse derrière le tintamarre. Au départ chacun s’active dans son coin sans se préoccuper de ce que fait son voisin. L’un a l’air assoupi, l’autre survolté. Comment ces humeurs respectives vont-elles se combiner ? Une culture commune leur confère une complémentarité qui se confirme avec chaque nouvelle pièce, sans qu’ils aient besoin de souligner cet accord. La prolixité est toujours au service du discours musical. La tornade Corsano libère tous les démons de l’enfer. Chez le guitariste, quelque chose de terrien, qui tient du blues dans la manière de malaxer le temps à sa guise, avec une sonorité argent extrait de quelque mine dont il serait le prospecteur. Set parfait, sans flottement ni affectation.

Borderlands Trio © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

On croyait avoir atteint le Walhalla avec Nate Wooley, mais c’est le Borderlands Trio qui fournit à votre scribe son concert favori. Les visées sont différentes. Les relie une détermination jusqu’au-boutiste dans leurs démarches respectives. La présence de Wooley sur le label Pyroclastic est une autre trace de correspondances souterraines. Si l’instrumentation est classique, l’approche ne l’est point. Même si le piano est « préparé » en direct, on se trouve dans l’idiome jazz. Un jazz qui ne se réfugie derrière aucun gimmick, citation ou standard. Kris Davis (p) et ses acolytes révolutionnent paisiblement l’art du trio, innovant avec des moyens traditionnels plutôt qu’avec des gadgets branchés sur le secteur. Économe de notes, Davis joue en accords, emprunte des labyrinthes de traverse sur les rythmes que le phénoménal Eric McPherson (dm) n’a pas besoin de marquer, préférant les suggérer. Se dessine une temporalité élastique, pas si éloignée du quartette أحمد [ahmed]. Davis bloque les cordes, les caresse, arpente le clavier d’un air interrogatif. Chacun semble s’être donné pour mission d’en faire le moins possible. Écologie musicale, décroissance acoustique ? Les titres de Wandersphere tendent à le confirmer : « Super-Organism », « An Invitation to Disappear », « Possible Futures ». Davis examine des motifs successifs et non prémédités sous différents angles. Alors qu’on tend déjà l’oreille, le trio baisse encore d’un ton. Tout ego absent de l’équation, Stephan Crump (b) prend l’archet, McPherson quitte la scène. Plus cela tient de la méditation, plus le public retient son souffle. Musique des potentialités, réalisées et imaginaires, qui aurait pu partir dans des directions différentes. D’ailleurs, un élan vigoureux survient sans crier gare, le jeu se fait rapide et éclaté, cascade de notes sur swing frondeur. Pour autant, la philosophie du trio se révèle opposée à celle des groupes de Chicago. Davis garde le silence, n’a pas de message à faire passer autre que celui contenu dans sa musique et qu’il appartient aux auditeurs de capter. Le rappel compacte les caractéristiques qui précèdent : début réductionniste, anticonformisme (le bassiste joue exclusivement sur le cordier, près du sol) et cap sur la plénitude collective.

A l’instar du duo marimba-piano de la veille, les duos basson-piano ne courent pas les rues. De quoi piquer la curiosité, surtout quand on a affaire à Matt Mitchell (p), dont les albums sous son nom ainsi qu’au sein des formations Snakeoil et Starebaby nous ont ravigoté les neurones. Le basson est un instrument imposant, qui rappelle la flûte contrebasse de Robert Dick sur cette même scène. L’exécution appliquée de partitions relevant de la musique de chambre ne dégage pas d’émotion particulière ni n’entraîne une franche adhésion. Les présentations par Sara Schoenbeck (basson) manient l’auto-dérision, en décalage avec le caractère impassible de l’interprétation. Les compositions sont du duo, agrémentées d’adaptations de pièces d’Henry Threadgill, dont la patte ne saute pas aux oreilles. Reste à goûter le toucher sûr de Mitchell, ses envolées sur le clavier, dont il aime à fréquenter les extrémités. Côté basson, quelques frottements, stridulations et bruits de souffle propres à la musique improvisée s’invitent de loin en loin, sans constituer le cœur d’un récital-récitation, l’un des deux concerts sur dix-sept à ménager une pause entre chaque titre.

No more isolation. No more defeat.


Ce diable de John Zorn (as) surprend encore avec le line-up inédit du New Masada Quartet, qui lui permet de redéfinir la dynamique du collectif à partir d’un matériau déjà arpenté sous toutes les coutures. Des thèmes bien connus se voient soumis à des déstructurations inattendues, renvoyant aux bonnes vieilles collisions de Cobra et Naked City. La présence de Trevor Dunn (b) en lieu et place du sage Jorge Roeder électrise le groupe, même à la contrebasse acoustique. Kenny Wollesen (dm) a hérité de Joey Baron une tendance à l’hilarité tandis que Julian Lage (elg) se lâche comme jamais, sous la férule d’un Zorn qui le pique au vif et lui octroie de larges espaces d’expression.

John Zorn New Masada Quartet © Jazz em Agosto / Vera Marmelo

Sous la gestuelle du leader jubilant, le répertoire devient un champ d’expériences, les musiciens n’ayant plus qu’à relever le challenge au mieux de leurs compétences, qui ne sont pas minces. Changements de cap pied au plancher, constitution éclair de duos (dont un délirant alto-guitare pendant lequel la rythmique s’interrompt) ou prises de parole express des uns et des autres, désignés par le chef dont les deux mains se démultiplient tout en gardant l’alto en bouche – il en parsème l’affaire d’éclats fauves, avec un sens aigu du timing et de la repartie. L’esprit cartoon infiltre ces mélopées d’inspiration judaïque. Après un album live du Quartet (sans Dunn) un peu mou du genou, et une prestation à Hambourg encore assez linéaire, le set lisboète se révèle ludique et tordant, sans équivalent dans le vaste corpus. Épisode fortuit ou nouvelle direction ? Ces interactions et agencements impliquent la conjonction de talents infaillibles, une réactivité et sens de la prise de risque sidérants de la part d’un créateur toujours prompt à se dépasser, et un public chauffé à blanc. Pour finir, voilà un inattendu blues déstructuré. Un rappel cristallise en un temps record ce qui a précédé. Je tourne la tête et une rangée de mâchoires pendantes se présente à ma vue. Zorn surprend ses fans et coince ses détracteurs, lesquels n’ont d’autre choix que d’accepter cette réussite inattaquable.
Une clôture faramineuse au festival, au sujet duquel on aimerait emprunter ces mots au bassiste Luke Stewart :

“If we are not trying to change the world,
If we don’t want as many ears as possible,
If we don’t want to touch as many souls as possible,
… Why are we doing this ?
No more isolation. No more defeat. The people deserve to know better.”