Scènes

Festival Variations 2019

Quelques émotions au piano et aux claviers


Pour la troisième année le Festival Variations / Musiques pour piano et claviers s’est tenu à Nantes du 23 au 30 avril 2019. Co-organisé par la Fondation BNP Paribas et le Lieu Unique, ce festival présente plus d’une trentaine de propositions artistiques, du baroque au jazz, du solo au grand ensemble, sur sept lieux partenaires et devant plus de 7000 spectateurs cette année.
Retour sur trois concerts radicaux, la création Unicorn au Pannonica, la musique d’Eastman et Russell par le Grand Ensemble Aum et l’Ensemble 0 et le solo d’Eve Risser.

Au Pannonica, bien rempli pour l’occasion, le quartet Unicorn a proposé une création en grande partie écrite par le saxophoniste Elie Dalibert, accompagné au piano — le pivot du festival Variations — par son frère Mélaine. Une musique très énergique, basée sur des motifs mélodico-rythmiques, qui s’est déroulée sans faiblir tout le long du concert. La paire Joachim Florent à la contrebasse et Will Guthrie à la batterie assurait le roulement continu qui soutenait les mélismes du saxophone et les broderies aériennes du piano. De l’avis partagé par plusieurs personnes présentes, la prestation remarquée d’Elie Dalibert a fait date. Ce résident américain devrait venir plus souvent par ici.

Elie Dalibert © Gérard Boisnel

Le lendemain, on retrouve Mélaine Dalibert au piano et au Lieu Unique pour un évènement, une commande du festival. Les deux ensembles Aum et 0 sous la direction artistique partagée de Stéphane Garin et Julien Pontvianne ont rendu un hommage étonnant aux compositeurs Julius Eastman et Arthur Russell. Ces deux compositeurs américains présentent aujourd’hui les atours attirants de l’artiste maudit. Morts pauvres et dans l’indifférence, leur musique oubliée, perdue, brûlée, et pourtant reconnus par leurs pairs, ils sont de très bons clients pour une création-hommage comme celle-ci, un peu comme l’est Moondog à sa façon. De plus, la pièce Feminine qui a été entièrement orchestrée et arrangée pour l’occasion fait partie d’un diptyque avec Masculine dont on a perdu toute trace. C’est donc une demi-œuvre qui a été présentée ce soir-là.

Tower of Meaning de Russell, qui ouvre le concert, est une séquence de 25 minutes où s’égrainent les accords sur un rythme immuable, évoquant les traits calendaires gravés sur les murs des cachots. Une mise en condition pour la suite, une façon de caler le rythme cardiaque sur celui de l’orchestre.
La concentration des musicien.ne.s est palpable, la pulsation imperturbable ne donne pas le droit à l’erreur.

Feminine de Eastman est basée sur une séquence de quelques notes, au vibraphone, qui sera jouée environ 600 fois pendant 75 minutes. Là-dessus, les grelots du percussionniste jouent un rythme aléatoire (et différent) et l’orchestre en demi-cercle suit une partition chronométrée. Les rendez-vous de certains pupitres sont donnés à des moments précis (22 minutes 15 secondes par exemple) et quelques motifs écrits servent aussi de ponctuations à l’ensemble - Julien Pontvianne lève alors la main en signant le numéro du motif. Le reste du temps, les musicien.ne.s sont libres d’improviser sur les motifs, d’interagir entre eux, de se suivre, de se répondre. L’ensemble fonctionne comme une grande et lente respiration, avec cette ritournelle au vibraphone entêtante (et qui ne partira que le lendemain…). Cette musique basée sur un cycle crée une sorte de vortex dans lequel on est aspiré et qui vous plonge dans un état proche de l’hypnose. C’est éprouvant physiquement et les musicien.ne.s sortent rincés de l’expérience, mais l’état d’apesanteur est une chose rare qui rend ce concert particulier .
Cette création ayant été enregistrée, nous en reparlerons à l’occasion de la sortie du disque.
En sortant, dans le hall du Lieu Unique, Etienne Jaumet offre un set électro puissant autour de standards de jazz (Sun Ra, Ellington, Miles etc.), triturant les touches et soufflant dans son sax. Les vitres du restaurant pulsaient sur les basses de « Caravan » en mode boom-boom. A découvrir.

Eve Risser © Yann Bagot

Le dimanche, tout est calme dans la petite salle de l’atelier du Lieu Unique et le piano préparé par Eve Risser trône, entouré de coussins, poufs et chaises qui offrent aux séants alentour toute latitude pour se poser. Sa préparation étant différente selon le degré de liberté qu’elle souhaite se donner, c’est un cadre plutôt fermé que la pianiste propose, une préparation qui limite le champ des possibles, avec des éléments très rythmiques (un son de caisse claire) à la main gauche et des cliquetis assourdis ou des bourdons sur la partie droite. Un set très coloré, très rythmique, avec des séquences presque africaines en terme de pulsation et de sonorités de sonnailles. Cette musicienne est toujours aussi surprenante et la salle a été conquise. A la fin du concert, Eve salue et, sous les applaudissements, présente le piano, comme un partenaire. C’est d’ailleurs sur lui que fondent les spectateurs une fois debout, pour observer les objets et écouter les explications de la pianiste.

Une nouvelle fois, la densité du festival ne permet pas de tout entendre, mais force est de constater que le mélange des genres (classique, baroque, jazz, improvisation, contemporain, etc…) est un attrait supplémentaire. Ces musiques sont exigeantes mais déplacent un nombre conséquent d’auditeurs, et le piano n’est qu’un prétexte.

par Matthieu Jouan // Publié le 12 mai 2019
P.-S. :

P.S. Les musicien.ne.s de la création Eastman - Russell :

Basson Sophie Bernado
Alto Cyprien Busolini
Piano Melaine Dalibert
Fender Rodhes, synthétiseur Jozef Dumoulin
Violoncelle Céline Flamen
Percussion, co-direction artistique Stéphane Garin
Voix Ellen Giacone
Clarinette basse Jean-Brice Godet
Vibraphone Amélie Grould
Saxophones, direction artistique, orchestration Julien Pontvianne
Trompette Christian Pruvost
Électronique Alexandre Herer