Kahil El’Zabar
America The Beautiful
Kahil El’Zabar - (comp, arr, dir, perc, fl), Corey Wilkes (tp), Hamiet Bluiett (bs), Tomeka Reid (cello), Dennis Winslett (as), Samuel Williams (vln), James Sanders String Quartet, Joshua Ramos (b), Miguel de la Cerna (cla), Babu Atiba, Ernie Adams (perc), Robert Irving III (p)
Label / Distribution : Spiritmuse Records
Parmi les musiciens les plus influents de Chicago depuis la création de l’AACM, le percussionniste Kahil El’Zabar est aussi, bizarrement, l’un des plus négligés de ce côté-ci de l’Atlantique, en dépit de morceaux de bravoure tels que l’album Freedom Jazz Dance avec son Ethnic Heritage Ensemble. Président de l’AACM au milieu des années 70, il est de ces musiciens partis au Ghana pour renouer avec des racines d’abord philosophiques et politiques. C’est également un créateur qui ne s’arrête pas à la musique, qui fut élève du mime Marceau. Une personnalité à part, donc, à l’aura et à la parole d’importance. C’est avec la conscience de toute cette histoire qu’il faut écouter America The Beautiful, pavé dans la mare esthétique et politique qui réunit plus d’une dizaine musiciens, dont Tomeka Reid au violoncelle et Corey Wilkes à la trompette. Ces deux derniers offrent avec El’Zabar aux percussions multiples et le saxophone baryton cinglant du regretté Hamiet Bluiett une lecture dissonante et fracturée de « America The Beautiful », hymne devenu sarcastique et acerbe tout en étant étonnamment gorgé d’espoir ; des graines à semer.
A l’élection de Trump, beaucoup de musiciens étasuniens impliqués dans la Creative Music pensaient (espéraient ?) que la période aurait au moins une vertu de renouveau créatif. C’est ironique mais sans doute attendu de voir que de Damon Locks à Karim El’Zabar, il aura fallu attendre la fin de son mandat pour que cet électrochoc se traduise en disque. Dans America The Beautiful, plein de polyrythmies qui gonflent le cœur d’espoir (« Jump and Shout » où Ernie Adams et Babu Atiba tiennent une rythmique irréprochable face au James Sanders String Quartet), c’est par l’harmonie et un sens impeccable de l’orchestration que le compositeur galvanise une résistance rendue solide par un mouvement perpétuel acquis des traditions de l’Afrique de l’Ouest, qui trouvent leur force culminante dans « Express Yourself ». Entre le saxophone alto de Denis Winslett et le violon de Samuel Williams, naît une tournerie qui réchauffe immédiatement et concentre tout le propos de Karim El’Zabar, dans ce qu’il a de plus virtuose. C’est un nouvel hymne, né sur des ruines. C’est un nouveau monde, et il se construit déjà.
America The Beautiful est un album pour le futur, de ceux dont on sait qu’ils compteront pour plus tard. La force d’un musicien comme El’Zabar est d’avoir toujours su capter le temps présent et de donner des clés de lectures, quitte à aller le chercher dans un passé et une histoire du jazz qu’il connaît par cœur. C’est tout le sujet d’un disque profond, coup de poing, qui ne peut laisser insensible. La maîtrise orchestrale d’un morceau comme « Sketches of an Afro Blue », où les cordes construisent, sur un thème rémanent, un écrin pour la trompette impeccable de Wilkes et la procession de percussions, en reste l’exemple le plus brillant. America The Beautiful est un disque sur lequel on ne peut faire l’impasse. Il permet de plus de remettre El’Zabar à sa juste place. Un monument.