Chronique

Béla Szakcsi Lakatos

Live at Budapest Jazz Club

Béla Szakcsi Lakatos (p)

Label / Distribution : BMC Records

Formé au prestigieux conservatoire Béla Bartók de Budapest, Béla Szakcsi Lakatos [1] est une véritable légende du jazz hongrois. Issu d’une dynastie de musiciens tziganes habitués à jouer dans les cafés et les rues populaires, il est l’animateur depuis le milieu des années 60 d’une scène très riche, influencée par les grands noms du jazz américain comme par les compositeurs de l’avant-garde européenne tels Ligeti, Schönberg ou Webern. Pianiste virtuose, il est aussi à l’aise avec le répertoire classique et contemporain (de Boulez au hongrois Peter Eötvös, auquel il rend hommage ici) que dans le jazz et le rock, où il a multiplié les collaborations prestigieuses (de Zappa à Jack DeJohnette en passant par John Patitucci, avec qui il a enregistré en 2006 Szakcsi Generation pour le label Budapest Music Center [2]), comme le présent solo. Surtout connu pour être un des pionniers du style « fusion » de l’autre côté de l’ex-rideau de fer avec des groupes comme Rakfogo, Saturnus, et surtout Special EFX, le pianiste est également un collecteur acharné du patrimoine musical tzigane, qu’il injecte dans l’ensemble de ses compositions.

C’est cette multitude de facettes qui transparaît dans l’exercice intime d’un solo qu’il enregistre pour la première fois dans un club mythique de Budapest. Mises à nu, ses racines métissées se déploient dans une longue pièce inaugurale : le mélancolique « Hungarian Intervals », qui se construit à l’écart de ses influences, avec une grande limpidité malgré l’intrication et le raffinement des accords. « Nem Tudom » prend le même chemin - c’est certainement la pièce la plus personnelle et la plus intéressante de l’album. Le lyrisme des heurts et des déferlements impressionnistes soudains qui dessinent une approche très contemporaine est dédié au compositeur György Kurtag, contemporain de Ligeti à l’Académie Frantz Liszt. On retrouve dans le jeu de Szakcsi le dépouillement et le goût pour la couleur d’un de ses plus grands modèles. On pense à In One Breath (2001) avec Kathy Horvath au violon dans une atmosphère assez proche, entre improvisation et références aux maîtres contemporains.

Dans l’atmosphère feutrée de l’immeuble Art Nouveau du Budapest Jazz Club, Szakcsi alterne avec subtilité ses propres compositions et des standards qu’il déconstruit lentement pour n’en garder que l’essence. Ainsi le « Blue in Green » de Miles Davis devient une digression coloriste où le toucher du pianiste semble se départir de toute intention rythmique. C’est peut-être cette pulsation très en retrait, au profit de la densité mélodique, qui heurtera l’auditeur insensible à son écriture complexe. Ce live à Budapest est cependant l’occasion rêvée de découvrir le témoignage sans artifice d’un des pères fondateurs de la scène magyare actuelle.

par Franpi Barriaux // Publié le 27 février 2012

[1Note à l’intention de ceux qui prendraient peur face à l’accumulation de consonnes : Szakcsi se prononce « Sachi ».

[2Pour aller plus loin, on écoutera chez BMC Check It Out, Igor, en duo avec le joueur de cymbalum Miklos Lukacs.