Scènes

Jazz sous les pommiers, les jazz en fanfare

La ville de Coutances est sacrément vibrante pendant la 44e édition du festival.


La ville est au diapason et le festival fidèle à l’esprit de ses fondateurs orchestré par son directeur Denis Lebas. Durant 7 jours et devant 70000 spectateurs, des racines du jazz à sa forme la plus contemporaine en fin de semaine, en passant par les musiques cousines, le panel est large sous le signe de l’inclusion et chacun y trouvera son bonheur.

Au commencement, donc, étaient les racines du jazz. Le groupe African Jazz Roots, trio depuis plus de 15 ans et désormais quintet, nous offre un voyage initiatique au Sénégal entre Dakar et St Louis. Seetu, qui signifie « reflet » en Wolof illustre le duo Sophie Domancich (piano) et Simon Goubert (batterie). Ablaye Cissoko joue sur une kora traditionnelle à clapets qui s’accorde vite et ne se désaccorde pas. « Ce qui laisse moins de place aux discours », commente malicieusement le batteur. La balade se poursuit sur les quarante kilomètres qui séparent les deux villes, évoquant longuement « La langue de Barbarie » là où le fleuve rejoint l’océan. La batterie s’associe aux calebasses expressives d’Ibrahima « Ibou » Ndir dans un groove relié en miroir par la contrebasse de Jean-Philippe Viret.

Au TMC, Louis Sclavis propose, à l’occasion de ses 50 ans de carrière, un voyage sonore à Calcutta avec India. Le trompettiste normand, Olivier Laisney, l’enfant du festival, a rejoint ce projet et en devient un électron essentiel au son contemporain. Benjamin Moussay est au piano, généreux et facétieux. Une suite en plusieurs mouvements, « Long Train », est interprétée au piano, basse, batterie jusqu’à son ultime souffle sous les baguettes enchanteresses de Christophe Lavergne.

Le dimanche en fanfares est l’événement attendu du public familial. Quatre lieux, six groupes, un pique-nique géant au jardin public et un marché du terroir sous une météo clémente.

La salle Marcel Hélie, accueille le batteur Arnaud Dolmen pour un magistral A Carnival Love Story. Le carnaval et son esprit de liberté font partie de sa culture guadeloupéenne. Depuis dix-huit mois, il réunit dix écoles de musiques et pas moins de 223 élèves pour partager sur scène son amour du carnaval en formule XXL. Pour cette création, il invite le percussionniste Sonny Troupé dans des compositions aux rythmes endiablés. Plusieurs chefs d’orchestre sont nécessaires. Le silence fait place au crescendo des instruments pour un hommage à Rudy Benjamin, figure du carnaval guadeloupéen. Soudain, au milieu des vents, surgit le trombone de Robinson Khoury en solo sur « St. Thomas » de Sonny Rollins. « Quel kiff ! » s’exclame un jeune musicien auprès de lui. Traditionnellement de grandes formations naissent à Coutances : la Grande Soufflerie de Thomas de Pouquery, le Mégapulse Orchestra de Céline Bonacina, l’Ile au Trésor de Fidel Fourneyron

A Carnival Love Story © Gérard Boisnel

Ils étaient trois à la recherche de Charlie Parker, ils sont en quartet pour Looking for Mingus. Le trio de Géraldine Laurent, Manu Codjia et Christophe Marguet enrichit sa palette orchestrale avec Jean-Charles Richard au saxophone baryton. Lyrisme et swing sont au rendez-vous sur la scène sans contrebasse. Sa présence est cependant suggérée, tant les mélodies et les compositions y sont incarnées. Nous écoutons des références et des surprises finement réécrites, « Better Get It In Your Soul » au saxophone alto de Géraldine Laurent. Le concert se poursuit avec un hommage à l’autre Charlie dans une mélancolique « Reincarnation Of A Love Bird » et s’achève dans une triomphale consécration, « Tonight At Noon ».

La soirée du TMC enchaîne avec une formation boostée, The Bad Plus, pour leur premier concert en France en quartet composé de la section rythmique originelle avec Dave King et Reid Anderson augmentée du guitariste Ben Monder et du clarinettiste Chris Speed. Ce dernier ouvre le concert avec douceur dans « Casa Ben » puis l’émotion gagne le public jusqu’au « Grid /Ocean » nageant dans un jeu feutré et suave. Tandis que « Sick Fire » se lance sur les chapeaux de roue dans une furie créative entre les musiciens, les mailloches volent, le saxophone ténor hurle. Alors le calme se fait, les balais caressent les cymbales et survient une sorte d’intense complainte où chaque instrument se tait en un ultime souffle en même temps que la lumière de la salle plonge progressivement dans le noir.

Issue de la scène jazz normande, la batteuse Héloïse Divilly nous offre un éloge à la lenteur dans un set d’un seul tenant au Magic Mirror. Son quintet est disposé en demi-cercle, comme la terre qui tourne et les eaux qui se balancent. Earth et Heart conte l’histoire du cosmos, de la terre et du corps. Chaque titre forme un élément et la phrase une histoire : « Cerveau et Silence offrent à Atlas et Axis le flux et le reflux de la terre et du cœur ». De cosmos, il est question et on aurait apprécié d’écouter ce fabuleux concert sur des coussins de relaxation. Les balais sur les cymbales, les grelots et les bols chantants tibétains invitent à la méditation sur un rythme très lent. Chaque instrument est tantôt effleuré, tantôt malmené dans une mélodie au rythme pendulaire des battements du cœur, Earth et Heart. Comme si on se trouvait devant une toile du peintre Miró.

Le groupe Verøna poursuit le slow travel. Point d’amoureux au balcon mais l’Italie à la sauce nordique où les Normands associent leurs compositions à celles du Norvégien Ola Asdahl Rokkones. En symbiose avec cette rencontre, nous voyageons tous sur la même onde, « The Same Wave », poétiquement scandée par les musiciens. Nous prêtons une oreille attentive au son épuré de « Lied », composition sensible et intimiste du pianiste François Chesnel sublimée par la trompette de Samuel Belhomme et par un finale decrescendo. Le public reçoit en rappel une berceuse incantatoire écologique, mise en musique au bugle et au saxophone alto : « Save The Trees ».

Ishkero joue avec le saxophoniste ténor étasunien Donny McCaslin et c’est une bien belle surprise. Le dispositif porté par l’ADAMI Talents du jazz permet la rencontre entre un mentor et de jeunes musiciens talentueux. Deux jours de connivence sur place, des contacts et un showcase ont suffi pour aboutir à ce concert ébouriffant. Dès le second morceau, « Magic Shop », le clavier d’Arnaud Forestier s’exprime avec force, puis Tao Ehrlich nous offre un magistral solo de batterie. On peut lire la satisfaction dans les yeux du saxophoniste tant la complicité, l’énergie rock et la fusion sont manifestes. Cette rencontre transporte le public enthousiaste et médusé qui sera gratifié de deux rappels.

Donny McCaslin et Ishkero © Gérard Boisnel

À la Cathédrale, émue, Airelle Besson retrouve son public qui ne l’a pas oubliée depuis sa résidence. La trompette d’Airelle Besson au son si familier égrène ses notes suaves et épurées sur « Blossom ». Le sourire aux lèvres, le public se délecte d’un de ses premiers morceaux « Radio One ». En parfaite complicité, le duo avec Lionel Suarez à l’accordéon s’amuse avec « La Course », clin d’œil à Fatty et Buster Keaton. Au rappel, entre les travées, d’aucuns se mettent à fredonner « Rimes » de Claude Nougaro, comme bercés.

À la vespérale, nous vivons une expérience psychédélique et méditative, installés dans les fauteuils capiteux du cinéma, autour du trio Yom et Ceccaldi. Le rythme du silence, une pièce ininterrompue qui oscille entre extrême lenteur et arpèges déchaînés plongeant le public dans une douce transe.

L’électrochoc du jour se produit au T.M.C. avec le batteur de Chicago Kahil El’Zabar et son Ethnic Heritage Ensemble. Batterie, voix et percussions, le compositeur galvanise par son orchestration, sa mise en scène et sa gestuelle proche du mime, puisant son inspiration dans la musique traditionnelle africaine. C’est comme une prière lente, intense et une profonde plainte quand il quitte sa batterie pour jouer sur la kalimba après avoir garni ses chevilles de grelots. La trompette de Corey Wilkes se fait sourdine et complète ce tableau « traditionnel contemporain », Time For Healing. Chacun en gardera longtemps le souvenir.

Kahil El’Zabar © Gérard Boisnel

Donner sa chance, oser, tester, expérimenter, se produire en public, telle est la proposition de JSLP pour la Scène Découverte au Magic Mirrors, bien plein à cette heure méridienne pour trois sets de quarante-cinq minutes.
Le groupe Tatanka, trio lyonnais, et son invitée Carole Marque-Bouaret Kaftandjian ouvrent le bal. Cette dernière joue du duduk, du saz et de la clarinette turque. L’histoire commence en Arizona et au Nouveau Mexique. Les katchinas, des poupées fabriquées en racine de peuplier qu’on offre aux enfants et aux grandes occasions représentent l’esprit des Hopis et sioux Zùnis. Les titres des compositions, dues pour beaucoup à Emmanuelle Legros, évoquent la forêt : « Le Cerf » joué au duduk ou « La Chouette » au saz, duduk, toy piano et voix. Ô combien nourricière, la pluie, « Hémis », est célébrée au rythme des baguettes et du bugle d’Emmanuelle Legros. Les mélodies inspirantes et chantantes ainsi que les explorations sonores ravissent le public.
Pour le second set, la chanteuse Lou Rivaille, une enfant du pays, dirige ElliAVIR en quintet. Artiste WIZZ (Women In Jazz) 2024 [1], elle compose pour son quintet un carnet sonore entre imaginaire et réel. Sa voix se mêle à la trompette de Rémi Flambard aux sons confondus, sur « Rewind ».
Nubu ferme la marche. Nous sommes happés dans un voyage au folk singulier teinté de musique improvisée. Nous découvrons un folksong en trois parties, « Sisters ». Un serpent apparaît, « Snake », où la voix de la charismatique Elisabeth Coxall se fait onomatopée et le flugabone atténue son timbre.

Enfin, les artistes en résidence présentent le fruit de leurs recherches et expériences créatives.
Marion Rampal fait revivre l’esprit d’Abbey Lincoln, que les fidèles de JSLP ont eu la chance de voir en 2007 et 1993, avec Song For Abbey. Comment l’incarner sans l’imiter ? De la scénographie de la chanteuse qu’elle découvre à 19 ans, elle garde le gilet. C’est avec Mathis Pascaud, son guitariste qu’ils imaginent lui chanter ses propres chansons et leurs compositions. Au fil du concert, l’esprit de la chanteuse célébrée envahit la salle. Si fière, elle transpose ses douleurs et ses souffrances en une résilience qui lui permet de garder la tête haute. « On Being High », une poésie d’Abbey qu’elle traduit et récite, entrecoupée de cris forts. Que ce soit « Tender As A Rose » dont chaque petite fille peut s’inspirer ou « Caged Bird » à la mélodie lente et puissante, les musiciens prennent le relais pour exprimer cette révolte de femme bafouée, transcendés par la batterie de Raphaël Chassin. « Remember The People », écrit en duo avec Archie Shepp comme un vieux standard de jazz emporte la salle. Au rappel, « Tambourine Man », talisman que son inspiratrice aimait tant chanter, est le dernier émoi de cet hommage.

Quant à Robinson Khoury, prix Django Reinhardt 2025, il impressionne par ses créations généreuses et originales. Le public qui l’a applaudi dans A Carnival Love Story, est resté interloqué du spectacle de rue Tiens. Cette performance électro-chorégraphique exploratoire en compagnie de la danseuse circassienne Claire Lamothe : l’extrême fragilité devient solidité au son des synthétiseurs.

Retour aux cordes et à sa chère musique de chambre. Il écrit pour son quatuor Demi-Lune une pièce de musique instrumentale et savante. La scène est majestueuse, les musiciens portent une toge noire. Simon Drapier à la contrebasse accompagné d’Eve Risser au piano pas toujours arrangé et de la violoncelliste Lina Belaïd nous exaltent dans un univers imprégné de sonorités arabes traditionnelles, de Bach, ou de Steve Reich - « Inventions et sarabandes en ré mineur ». Dans la salle, l’écoute est admirative quand la voix grave de Robinson Khoury s’élève dans « Poussière » pour un hommage à « tous ceux qui sont disparus trop tôt dans les guerres, à Gaza et ailleurs ». Le concert se termine dans l’allégresse au son intense du piano d’Eve Risser ou de sa flûte traversière accompagnés du trombone en sourdine.

par Marie Boisnel // Publié le 15 juin 2025
P.-S. :

Les absents peuvent revoir certains concerts sur Arte.Tv

[1Un mentorat autour d’Airelle besson et d’Anne Paceo, instigatrice du projet.